Un monde inuit perturbé
Cet essai fait partie du projet «Frontière Nord | Un horizon en mutation» en trois volets.
1. Un monde Inuit perturbé
~~~~~~~~
«Je suis Inuk et je sais que mon cœur est libre d'aller là où tous les animaux sont libres.»
- Simionie Kunner
Les Inuit* du Canada, résidant principalement dans l'Arctique canadien, sont parmi les populations les plus touchées par les changements climatiques. Leur mode de vie, profondément enraciné dans les traditions et en étroite relation avec leur environnement naturel, est aujourd'hui confronté à des défis majeurs liés au réchauffement planétaire. Ces enjeux touchent plusieurs aspects de leur existence, notamment l’environnement, la culture, la santé et l’économie.
Pour voir toutes les photos de cette section, cliquez ici.
Les Inuit ont développé un profond respect pour leur environnement naturel et sont capables de signaler non seulement les changements météorologiques, les glaces et les ressources naturelles, mais aussi les changements dans leurs communautés en raison des changements climatiques. Premièrement, les Inuit continuent de considérer le monde dans lequel ils cohabitent avec d'autres êtres vivants, en particulier les animaux, comme un monde qu'ils ne peuvent pas contrôler seuls - un monde auquel ils doivent s'adapter, en transmettant leur savoir d'une génération à l'autre. Deuxièmement, ils signalent que les changements dans les glaces ont été parmi les transformations majeures et les plus importantes survenues au cours des dernières décennies. Les observations faites par les populations locales indiquent également des changements dans les espèces chassées, avec moins de caribous et de narvals, plus d'oiseaux, d'insectes et de poissons, y compris en provenance de régions plus méridionales, et une incertitude sur les populations d'ours polaires.
Minnie Etok Morgan examine un omble chevalier avant de le préparer en filet. Depuis des millénaires, le poisson, principalement l'omble chevalier, est au cœur de la culture, de la sécurité alimentaire et de la santé des Inuit. Certaines études suggèrent que les ombles chevaliers de mer, c'est à dire ceux qui vivent dans des lacs ayant un accès à l'océan et migrant vers l'océan en été, deviendraient moins nombreux. Cela pourrait avoir une incidence sur la pêche, car les poissons de mer sont plus gros et plus précieux que ceux vivant exclusivement dans les lacs.
La chasse au phoque reste stable et cette viande reste l'aliment le plus populaire et le plus sain, physiquement et psychologiquement. Troisièmement, les changements sociologiques et économiques, en plus des changements environnementaux, ont eu un impact significatif sur les activités de récolte de nourriture ainsi que sur la consommation alimentaire dans la région. Le coût élevé de l’équipement de chasse — motoneiges, fusils, traîneaux, matériel de camping et essence sont autant de raisons à l’origine du déclin de la chasse. À cette liste, s’ajoute le mode de vie occidental avec, pour ceux qui ont un emploi, un horaire de travail ne tenant pas toujours compte des particularités de la chasse. Une économie reposant sur un flux continu d’argent, crée une dépendance toujours accrue aux produits du Sud, rendant les expéditions de chasse difficile à pratiquer.
Felix St-Aubin, petit fils d'un Maître-chasseur de sa communauté, participe à son tour à la transmission du savoir. La chasse est le vecteur principal pour la transmission du savoir ancestral et la préservation de la culture. Les jeunes générations ont des difficultés à acquérir les techniques de chasse et les valeurs culturelles transmises depuis plus de 5 000 ans. Au cours des trois dernières décennies, la glace pluriannuelle, le type de glace le plus épais (et le plus ancien) qui soutient l'écosystème marin de l'Arctique, a diminué de 95 %. Les anciens ne peuvent plus prédire des itinéraires sûrs sur la glace qui s'amincit, et les schémas de migration des animaux changent. L'avenir de la glace et de ceux qui y vivent est incertain.
Le climat en évolution exacerbera les inégalités socioéconomiques et iniquités en santé que subissent déjà les Inuit, y compris les maladies respiratoires, cardiovasculaires, les maladies d’origine hydrique et alimentaire, les maladies chroniques et infectieuses, ainsi que les difficultés financières et l’insécurité alimentaire. Les aléas naturels, associés à des événements météorologiques imprévisibles et extrêmes, peuvent entraîner des risques de blessures et de décès causés par des accidents survenus sur le terrain.
Les changements climatiques menacent les modes de vie, la résilience, la cohésion culturelle et les possibilités de transmission du savoir autochtone et des compétences liées aux terres des Inuit, en particulier chez les jeunes. En raison du colonialisme, certains jeunes Inuit ont du mal à se rapprocher de leur culture. Les changements climatiques risquent d'accroître cette déconnexion.
1. Enjeux environnementaux : un écosystème fragile en transformation
Les changements climatiques se manifestent dans l’Arctique de façon particulièrement aiguë. La région connaît un réchauffement deux à quatre fois plus rapide que le reste du globe, ce qui provoque la fonte rapide des glaciers, la réduction de la banquise et le dégel du pergélisol. Ces phénomènes bouleversent les écosystèmes locaux :
- Réduction de la banquise: La glace marine, essentielle pour les déplacements à motoneige, devient instable. Cela complique l'accès aux zones de chasse et de pêche, des activités vitales pour la subsistance et la culture inuite.
- Déplacement de la faune: Les espèces comme le phoque, l’ours polaire ou le caribou, centrales à l'alimentation et à la spiritualité des Inuits, voient leurs habitats menacés. Par exemple, le caribou migre vers des zones moins accessibles et le troupeau de la rivière George a vu une diminution drastique de 95% depuis 1993.
- La réduction du couvert de glace augmente les vapeurs d’eau dans la haute troposphère engendrant une augmentation des orages électriques en Arctique. Jusqu'à tout récemment, certains Inuit n’avaient jamais vu d’éclairs.
Un ours polaire se repose sur un iceberg au milieu d'une mer libre de glace. Les ours polaires font partie des animaux les plus touchés par le déclin saisonnier et annuel de l'étendue de la glace de mer arctique, car ils dépendent de cette banquise pour des activités essentielles telles que la chasse, les déplacements et la reproduction.
2. Impacts culturels : une identité en péril
La culture inuite est étroitement liée à la terre et à la glace. Les changements climatiques altèrent des pratiques ancestrales transmises de génération en génération :
- Savoirs traditionnels érodés: Les connaissances sur les cycles naturels, les conditions météorologiques et les migrations animales deviennent moins fiables face à des changements imprévisibles.
- Menaces sur les langues et les traditions: Avec la disparition progressive des modes de vie traditionnels, certains éléments du patrimoine culturel risquent de se perdre.
Estuaire de la rivière George - Selima Onalyk et Minnie Etok Morgan, toutes les deux dans la soixantaine, passent de nombreuses journées à leur campement traditionnel. « Les jeunes n’aiment pas être sur le territoire autant que nous, les anciens. Nous sommes nés sur la toundra et nous aimons y retourner ». De nombreuses études ont montré une diminution de l'utilisation des tentes au profit de camps fixes en bois ou des cabanes. L'accessabilité à des matériaux de construction, les changements climatiques et la recherche d'une plus grande sécurité face à l'augmentation des ours polaires près des campements sont des facteurs significatifs qui contribuent à la transition vers des structures fixes en bois ou renforcées. En lien avec la recherche de sécurité, des recherches récentes montrent que la taille des groupes de chasseurs inuits a diminué au fil des décennies, en raison de facteurs tels que la sédentarisation, les coûts élevés des expéditions modernes et les changements générationnels dans les pratiques culturelles. Cette réduction de la taille des groupes a un impact direct sur la sécurité, car les campements traditionnels reposaient largement sur la force collective pour se protéger des prédateurs comme les ours polaires.
3. Défis économiques : l’incertitude grandissante
Les Inuits dépendent de ressources naturelles pour leur subsistance et, dans certains cas, pour leur économie locale. Les changements climatiques entraînent :
- Pertes de ressources alimentaires: Les coûts pour obtenir des aliments traditionnels augmentent en raison de la difficulté d’accès aux zones de chasse. Leur dépendance aux aliments provenant du Sud augmente. Ces aliments arrivent à grands frais, sont souvent de mauvaises qualités et leur transport contribue aux émissions de GES.
- Émergence de nouveaux risques économiques: Le tourisme dans l’Arctique ou les industries comme l'exploration minière ou pétrolière, souvent encouragées par le dégel du pergélisol, suscitent des controverses sur leurs impacts environnementaux et sociaux.
À gauche: Mai 2012 - Un hélicoptère de la firme d'ingénierie géologique Geo-Tech survole le village d'Aupaluk afin de détecter et cartographier les zones riches en nickel à l'aide d'un système électromagnétique. À droite: Au cours des décénies, les activités minières ont laissé des tonnes de déchets. Les barils finissent par rouiller et leur contenu se déverse dans l'environnement. L'Administration régional Kativik a mis sur pied un projet afin de réparer les dégats laissés par les compagnies minières.
4. Conséquences sanitaires : une vulnérabilité accrue
Les bouleversements climatiques affectent également la santé des Inuits :
- Infrastructures fragiles: Le dégel du pergélisol endommage les bâtiments et infrastructures essentielles, comme les hôpitaux ou les maisons, rendant l’accès aux soins plus difficile.
- Pour les Inuits comme pour de nombreuses communautés autochtones, la diminution de la participation aux activités traditionnelles liées au territoire a entraîné une augmentation des taux de maladies chroniques et une diminution du bien-être.
- Risque accru de maladies: La réduction de la glace expose les communautés à des conditions météorologiques extrêmes, augmentant les risques d’hypothermie ou d’accidents. De plus, de nouveaux agents pathogènes pourraient émerger en raison du dégel des sols gelés depuis des millénaires. Ainsi on a vu une recrudescence des éclosions de tuberculose au Nunavik. Bien que la tuberculose ne soit pas directement causée par le réchauffement climatique, ce dernier crée un environnement qui favorise sa propagation en augmentant les inégalités sociales et en fragilisant les conditions de vie et de santé. Le dégel du pergélisol, accéléré par le réchauffement climatique, pourrait également réactiver d'anciens agents pathogènes, y compris des souches bactériennes anciennes. Bien que cette hypothèse reste théorique pour la tuberculose, le réchauffement climatique met en lumière l'interaction entre maladies infectieuses anciennes et modernes dans des conditions environnementales changeantes.
De novembre 2011 à août 2012, le village de Kangiqsualujjuaq a connu 89 cas de tuberculose active ou potentiellement active (45 cas) au sein de sa population d’à peine 874 habitants. C’est plus de 10 % des habitants. Et ce nombre ne tient pas compte des personnes infectées, mais qui ne présentent pas de symptômes.
Pour cet essai photographique à long terme, j'ai vécu quatre ans dans les villages autour de la baie d'Ungava pour documenter les problèmes que rencontrent les Inuit ainsi que la vie traditionnelle ou simplement pour ramener des images de la vie quotidienne des Inuit. Cela m'a permis de m'infiltrer, de rencontrer des gens, d'observer la vie et cela m'a donné le temps de documenter, d'analyser et d'essayer de comprendre autant que possible cette myriade de questions complexes.
Les Aînés ont dit : « Il nous faudra attendre que la mousse et les plantes poussent sur les bois de caribou au sol avant que le nombre de caribous augmente à nouveau». Les Aînés sont habitués à des déclins cycliques après avoir vu « trop de caribous pendant trop longtemps ». Les caribous se déplacent d’abord pour trouver une meilleure nourriture, mais leur abondance finit par décliner. Après des périodes de faible abondance, le lichen peut se rétablir sur une période d’environ 20 ans. Toutefois, le troupeau de la rivière George a vu une diminution drastique de 95% depuis 1993.
Cela a pris du temps, et j'ai passé de longues heures, des jours et des semaines à attendre. J'aurais pu choisir d'entrer en contact avec les dirigeants officiels et ils auraient pu organiser ma visite. Mais j’ai préféré prendre mon temps et observer, parler à l'un ici et à l'autre là, pour trouver ma piste comme elle se révèle à moi. Je ne néglige pas non plus de communiquer du mieux que je peux avec le territoire. Avec mes expéditions sur le NGCC Amundsen, j’ai été témoin de la présence de la vie sauvage. La terre, les Inuits et la faune sont interconnectés. Cette terre que les Inuit aiment tant et qui définit ce qu'ils sont.
Pour voir toutes les photos de cette section, cliquez ici.
Les citoyens de la communauté de Kangiqsualujjuaq tentent d'éteindre un feu dans la toundra. Les changements climatiques menace la toundra dans son ensemble, puisque le paysage en lui-même, et les espèces qui l’habitent, pourraient changer en raison de la fonte du pergélisol, de la glace permanente, de l’assèchement des étangs et de changements dans la synchronisation de la reproduction des espèces animales et de la disponibilité des proies. La fonte du pergélisol libèrera des tonnes de gaz carbonique dans l’atmosphère. Les changements de températures seront de plus en plus à l'origine d'une augmentation des feux de toundra dus à l’assèchement de la végétation, à l’augmentation des orages, et l’arrivée d’espèces typiquement méridionales qui trouveront un nouvel habitat dans l’Arctique réchauffé.
5 septembre 2013, Kagiqsualujjuaq - Jason Annanack, 19 ans, a traqué et tué un ours polaire, son premier, qui s'était aventuré dans le village. Aidé de son grand-père et de Kenny Argnatuk, un maître-chasseur, il dépèce l'animal pour offrir la peau à sa marraine. Une vieille tradition veut que la peau du permier ours d'un chasseur doit être remise à la personne, souvent la marraine, l'ayant mis au monde. Les changements climatiques ont entraîné une diminution de la banquise, habitat principal des ours polaires. Cela force ces derniers à passer plus de temps sur terre, où ils se rapprochent des campements humains et des villages, à la recherche de nourriture.
----------------------------------
* Le mot «Inuit» a été francisé. Par conséquent, il peut s’accorder selon le nombre : «un Inuit», «des Inuits». C’est un processus normal dans l’usage du français pour conserver une uniformité dans les règles et la façon d’écrire et d’accorder des mots. Ce mot a cependant une particularité dans sa langue d’origine : il est déjà au pluriel. En inuktitut on utilise plutôt «un Inuk», «des Inuit». Après un peu de recherche et de réflexion, J'ai décidé d’utiliser la grammaire inuktitut. Donc j'ai préféré écrire «un Inuk» et «des Inuit» (sans S). L’Office de la langue française reconnait cette forme originale du mot, mais recommande d’utiliser «un Inuit» et «des Inuits». C'est donc en toute connaissance de cause et pour faire connaître un peu l'Inuktitut, que j'ai décidé de ne pas suivre cette recommandation.
~~~~~
Vous avez apprécié cet article?
Si vous aimez lire mes textes, regarder mes photos ou visionner mes vidéos sur ma chaine YouTube, merci de considérer m'offrir un café de temps en temps afin de supporter mon travail et montrer votre marque d'appréciation pour un contenu avec le maximum de qualité.
Ce lien vous permet d'accéder à un espace où vous pouvez facilement faire un don de 3$ en toute sécurité, soit l’équivalent de m'offrir un café, et laisser un message. Vous n'avez même pas besoin de créer un compte !
Ce lien vous permet également d'accéder à un espace de discussion, d'échanges et d'interactions avec moi en laissant un commentaire sous la publication «Autour du feu de camp avec M-A Pauzé».
Merci et au plaisir!