Raconteur de liens : humanité, territoire et vivant

Écrivain-reporter : une pratique entre récit et enquête de terrain - pour un journalisme littéraire immersif.

Texte : Marc-André Pauzé. Photographies: M-A Pauzé/N. Sentenne

«Écrire sur le terrain, écrire avec le terrain. Un carnet ouvert, le souffle du vent, une théière sur le feu. Ce moment, capté sur le porche d’une cabane de rondins, incarne la manière dont je vis le reportage : à hauteur d’humanité, au rythme du territoire.»

- Extrait de mon carnet de terrain

Raconter, c’est relier : les lieux aux mémoires, les humains à leurs gestes, et moi-même aux territoires que j’explore. Mon écriture s’ancre dans le réel, mais s’autorise le regard, le ressenti, le vécu. Dans des projets comme Notcimik, je ne me contente pas d’observer : je marche, j’écoute, je m’inscris dans le paysage.

Ma plume, comme mes images, cherche à témoigner du monde — qu’il soit humain, naturel ou habité — avec la rigueur du journaliste et la sensibilité de celui qui voyage pour comprendre.

De Madagascar à L’actualité : genèse d’une pratique

Je n’ai pas commencé à écrire dans une salle de rédaction, mais dans un petit hôtel de Madagascar, en envoyant des courriels de voyage, maladroits mais sincères. Mon entrée dans le journalisme s’est faite par l’image : le photojournalisme, avec ses légendes structurées et la rigueur du reportage classique. L’écriture est venue plus tard, d’abord coincée entre récit de terrain et formats traditionnels.

La publication du livre Regards croisés, de l’Arctique à l’Afghanistan m’a permis d’assumer une écriture plus libre, plus incarnée. Mais ce sont mes collaborations au magazine L’actualité qui ont précisé mon style : une narration immersive dans un cadre journalistique rigoureux. Car même lorsque je raconte au “je”, les faits, eux, restent vérifiés.

Deux manières de raconter le réel

Mon travail oscille entre deux approches complémentaires. Deux reportages récents pour L’actualité les incarnent.

« Sur les pas de La Vérendrye » — titre choisi par la rédaction, alors que je préférais Voyage au pays des esprits bienveillants — relate trois semaines d’expédition en canot dans le parc Quetico, en Ontario. Un territoire de préservation « Wilderness », catégorie qui n’existe pas au Québec : pas de chemins, pas d’infrastructures, pas de signes annonçant campements ou portages. Une nature rendue à elle-même.

Nous étions deux, un canot de cèdre entoilé, à plusieurs jours de toute infrastructure domestiquée. L’histoire affleurait dans le paysage — traces des voyageurs, toponymes hérités des nations autochtones — mais ce n’était pas mon sujet. Je cherchais à comprendre ce qu’un territoire vraiment naturel fait à celui qui l’habite, même temporairement.

«En fin d’après-midi, nous nous arrêtons pour une autre nuit. Pendant que j’installe le campement et prépare le feu de cuisson, Yves va pêcher notre poisson quotidien. Après le souper, un pygargue plane gracieusement à quelques mètres de nos têtes. Le regard du rapace croise le mien. L’instant d’une fraction de seconde, je plonge dans l’âme de ce prince de la forêt.»

Reportage «Parc Quetico | Sur les pas de La Vérendrye», dans le magazine L'actualité

Le récit avançait au rythme des pagaies et des portages — certains de 200 mètres, d’autres d’un kilomètre sur terrain accidenté. Ce n’était pas la distance parcourue qui importait, mais le temps vécu : trois semaines à vagabonder sans autre but que d’habiter le territoire. Ma subjectivité n’était pas un ornement : elle était l’outil même de l’exploration, la manière de témoigner d’une immersion qui ne se mesure pas en kilomètres.

« Des cicatrices dans la forêt québécoise » relevait d’un tout autre registre. Le sujet : la prolifération chaotique des chemins forestiers au Québec et leurs impacts écologiques. Au Québec, on compte plus de 500 000 kilomètres de chemins forestiers, dont 35 % sont laissés à l’abandon. Une enquête qui exigeait documentation, données — et surtout, du terrain.

Durant l’été et l’automne 2023, j’ai sillonné le nord de Lanaudière en Jeep, cartes sommaires en main, souvent désuètes.

«Au fil des 24 premiers kilomètres, nous croisons pas moins de 41 chemins de traverse, dont la majorité semblent abandonnés. On trouve de tout : des routes de gravier aux pistes de VTT en passant par des chemins de terre.
J’indique à Vincent de s’engager sur l’un de ces chemins. Contournant les roches et les nids-de-poule, nous roulons avec précaution sur la piste, dont la surface ondulée rappelle une planche à laver. Après quelques dizaines de mètres, le mur d’épinettes laisse la place à des sections rasées, où s’empilent pêle-mêle des troncs d’arbres abattus qui n’ont pas été ramassés. D’autres chemins partent dans tous les sens comme les tentacules d’une pieuvre.»

Reportage «Des cicatrices dans la forêt québécoise» dans le magazine L'actualité

L’immersion n’était pas décorative : seul le terrain pouvait révéler ce que les discours officiels occultaient. Les chiffres prenaient chair dans ces paysages fragmentés, dans ces réseaux anarchiques que personne ne surveille vraiment.

Entre ces deux pôles — le récit contemplatif d’un territoire préservé et l’enquête sur un territoire blessé — se situe ma pratique d’écrivain-reporter. Je ne choisis pas entre subjectivité et objectivité : j’assume la première au service de la seconde. Quetico m’a demandé de ralentir, d’écouter, de me laisser transformer par le silence et l’effort. Les chemins forestiers m’ont demandé de documenter, de mesurer, de confronter les versions. Deux terrains, deux écritures, une même exigence : être là, pleinement et raconter pour que le lecteur soit là aussi.

Explorer, comprendre, raconter

Ces trois mots guident mon travail depuis le début.

Explorer, ce n’est pas seulement se déplacer. C’est interroger un territoire avec son corps autant qu’avec son esprit. Dans Quetico, chaque portage devenait une question muette : pourquoi la forêt s’ouvre-t-elle ici ? Qu’est-ce que l’effort physique ou l’immersion sur un temps long révèle de notre rapport au sauvage ? Sur les chemins forestiers de Lanaudière, explorer signifiait s’enfoncer dans un dédale sans logique apparente, cartographier mentalement ce chaos pour mieux le comprendre.

L’exploration n’est jamais neutre : elle engage le corps, transforme le regard.

Comprendre exige du temps. Face aux cicatrices forestières, il m’a fallu plusieurs jours pour dépasser les premières impressions. Les chemins abandonnés ne racontaient pas seulement l’échec d’une gestion : ils révélaient un rapport extractiviste au territoire, une vision à court terme qui laisse des plaies ouvertes. Dans Quetico, comprendre passait par le silence, l’observation patiente, l’acceptation de ne pas tout saisir immédiatement. Certaines choses ne se livrent qu’à celui qui accepte de ralentir.

Raconter, enfin, c’est choisir une forme au service du fond. Quetico appelait le récit-quête, la chronique d’une transformation intérieure. Les chemins forestiers exigeaient la structure de l’enquête, avec ses données vérifiées et ses confrontations de sources. Mais dans les deux cas, je cherche à faire ressentir ce que j’ai vécu, à ouvrir une fenêtre sur un monde que le lecteur n’aurait pas pu voir autrement.

Écrire avec les yeux

Ce qui caractérise mon travail, c’est l’alliance de l’écriture et de l’image. Mon regard sur le monde ne se limite pas aux mots : je photographie, je dessine, je croque. Mes carnets de voyage et mes clichés me servent de mémoire visuelle, mais aussi d’outil de compréhension.

Dans mes expéditions en Arctique sur le brise-glace scientifique Amundsen, mes croquis cartographiaient non seulement les activités scientifiques et les paysages en mutation sous l’effet du climat, mais aussi les états d’âme, les moments de fatigue ou d’émerveillement. Dans Lanaudière, photographier les chemins m’a forcé à comprendre leur géométrie chaotique, à voir les patterns d’une destruction qui autrement serait restée abstraite. L’image précède parfois le mot : elle me fait voir ce que je ne saurais pas encore nommer.

L’image, dans ma démarche, n’est pas une simple illustration. Elle fait partie intégrante du récit, comme une autre manière de témoigner du réel.

Rencontrer pour comprendre.

Je pars pour rencontrer. Que ce soit dans les territoires autochtones du Nitassinan ou sur les hauts-plateaux malgaches, je cherche ceux dont les voix sont peu relayées. Non par exotisme, mais parce que ces récits marginalisés révèlent des angles morts du journalisme dominant.

Rosalyne Mathias, 60 ans, écrasée par les émotions, prend un moment pour étreindre l'arbre qui a poussé à l'endroit exact où elle a fait une fausse couche, il y a 43 ans, après avoir fait un cercle de feuilles de cèdre autour de l'arbre. Après de nombreuses agressions sexuelles entre 15 et 17 ans, elle est tombée enceinte. 43 ans plus tard, elle revient sur les lieux avec l'espoir de trouver la paix. S'adressant à son enfant perdu... et à son enfance perdue. Rosalyne est depuis devenue une figure de référence pour la guérison des femmes ayant subi des violences, au sein de sa communauté.

Dans Quetico, la rencontre était d'abord avec le territoire lui-même — un wilderness qui ne se laisse pas dominer, qui impose son rythme. Mais aussi avec Yves, mon compagnon d'aventures, dont l'expérience de la forêt boréale a transformé ma compréhension du voyage traditionnel. Dans Lanaudière, j'ai cherché à saisir les visions du gouvernement autant que celles des scientifiques, cherchant à comprendre les logiques contradictoires qui expliquent ce chaos apparent.

Chaque rencontre devient une fenêtre ouverte sur un monde complexe, nuancé, parfois contradictoire, toujours digne d'attention. Ma curiosité ne se limite pas à la surface : j'explore les relations entre l'humain et son environnement, les frictions entre mémoire et modernité, les gestes du quotidien qui révèlent des enjeux plus vastes.

L’engagement du réel

Pour moi, l’authenticité est primordiale. Il ne s’agit pas de projeter une vision idéalisée du monde, mais de représenter ce que je vois dans sa vérité, aussi crue et complexe soit-elle.

Dans Lanaudière, j’aurais pu écrire un réquisitoire militant contre l’industrie forestière. Mais la réalité était plus complexe : des hommes qui travaillent, des contraintes économiques, des erreurs de gestion, des impacts écologiques réels. J’ai choisi de montrer cette complexité plutôt que de la simplifier. Dans Quetico, j’aurais pu romancer l’expérience, en faire une quête mystique. Mais la fatigue était réelle, les doutes aussi, et le territoire n’avait rien d’un décor.

Ce désir de rendre compte du monde ne se limite pas à un devoir de mémoire. C’est aussi un engagement pour changer les perceptions, pour donner à voir autrement. Dans Regards croisés — de l’Arctique à l’Afghanistan, il ne s’agissait pas de montrer des images spectaculaires, mais d’offrir un regard intime et réfléchi sur des réalités cachées derrière des statistiques ou des rapports géopolitiques.

Être écrivain-reporter, c’est pour moi une manière d’être pleinement présent au monde. C’est une démarche d’exploration, de compréhension et de partage. Mes récits, mes images, mes croquis ne sont que des fragments d’un vaste territoire que je cherche à saisir — avec mes propres filtres, mais aussi avec humilité.

Mon ambition est simple : faire comprendre, faire ressentir, et donner à voir ce qui est souvent passé sous silence.

Si je pars, c’est toujours pour mieux revenir. Revenir avec des mots, des images, des liens. Revenir pour raconter ce que le monde murmure à qui prend le temps d’écouter.

🔗 Pour aller plus loin

Sur le journalisme narratif et celui qui a été un précurseur de ce style, avant que le terme n'existe:

Découvrir le journalisme narratif

Albert Londres, journaliste exemplaire

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Note sur la démarche

Ce récit s’inscrit dans une approche d’écrivain-reporter visuel, alliant rigueur journalistique, écriture immersive et photographie documentaire. Chaque image, chaque texte, est né d’une expérience vécue, où j’étais non seulement témoin, mais aussi partie prenante de l’histoire.

Explorer. Comprendre. Raconter. — Ce mantra guide ma pratique depuis toujours.

🔗 En savoir plus sur ma démarche :

Photographie documentaire et collaborative | Journalisme narratif et écriture


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