Kushpu, le voyage traditionnel en territoire

Cet essai présente le 1er volet du projet documentaire et narratif « Notcimik, la forêt d'où je viens» .

1. Kushpu, le voyage traditionnel en territoire.

2. Mishtuku Shuap | Écho de la cabane en bois.

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Le canot de cèdre entoilé semblait suspendu au-dessus des eaux sombres de la rivière, flottant dans l’espace, bien qu’il fût chargé de sacs de toile cirée contenant tente, matériel de cuisine, provisions et tout le nécessaire pour une autonomie de plusieurs semaines. Ce périple devait mener mon compagnon et moi aux confins de Notcimik, le territoire des esprits de la forêt et des êtres naturels, dans les terres intérieures qui ont forgé ce que je suis.

Après avoir remonté la rivière sur plusieurs kilomètres, nous avons atteint un grand lac constellé d’îles rocheuses. Nous avons accosté sur une dalle de granit pour savourer un thé avant de reprendre la route par le Nastawgan.

(Pour voir toutes les photos de ce volet, suivez ce lien.)

Ce terme, encore utilisé par les anciens des Premiers Peuples du nord-est de l’Ontario, désigne un réseau ancestral d’itinéraires sillonnant le territoire. Chez les Innus de la Côte-Nord et du Labrador, un mot similaire, Nutashkuan, portait le même sens.

Avant l’ère des routes et des chemins de fer, les voies navigables étaient les principales artères de déplacement et de communication sur le Bouclier canadien. Naviguer sur l’eau était bien plus aisé que traverser des terrains rocailleux, boisés et accidentés. Ces voies étaient empruntées aussi bien l’été, en canot, que l’hiver, avec raquettes et toboggans. Les itinéraires d’hiver différaient peu de ceux de la belle saison, offrant ainsi une continuité naturelle au fil des saisons.

Le réseau des sentiers basé sur les cours d’eau procurait de nombreux emplacements naturels pour camper et un accès privilégié à des zones de pêche, vitales pour l’alimentation estivale. Les portages, ou sentiers d’onigum, contournaient les obstacles infranchissables tels que les rapides, les chutes ou les hautes terres entre deux cours d’eau. Ces chemins, soigneusement entretenus, témoignent d’une présence et d’un savoir-faire remontant à des millénaires.

Lors des voyages traditionnels dans les forêts du Nord, le temps s’écoule différemment. La destination importe peu, car elle peut changer selon les circonstances. Les déplacements se font au gré de l’humeur, du temps qu’il fait ou des endroits favorables pour monter un campement et pêcher le poisson du jour. Lorsqu'on installe le campement, nous dormons à même le sol et cuisinons sur le feu. On ne suit pas l’horloge, mais le rythme naturel des événements, avançant lorsque "le moment est venu".

Ainsi, on remonte une rivière, on traverse un portage pour franchir la ligne de partage des eaux, on s’installe quelques jours dans un campement pour pêcher ou contempler le passage du temps. Traversant lacs et portages successifs, on s’enfonce toujours plus loin sur le territoire. Comme l’écrivait l’anthropologue Serge Bouchard : « Tout roule au rythme lent de la résolution. »

Pour les Innus, ce type de voyage portait le nom de Kushpu. Ce n’était pas seulement un déplacement, mais une véritable immersion en territoire, cette terre d’abondance qui nourrit et donne vie. Chez les Atikamekw Nehirowisiwok, ce territoire intérieur est appelé Notcimik, « la forêt d’où je viens » ou « là d’où vient mon sang ». Partir pour le bois, c’était embrasser le temps long, une lente et profonde respiration en harmonie avec la terre.

Kushpu, le voyage traditionnel vers Nutshimit, le territoire intérieur.

« Kushpu | voyages traditionnels en territoire» est la première partie d’un projet qui raconte l’histoire de mes expériences de voyages en toute saison sur le territoire intérieur. L’histoire de voyages dans les forêts du Nord où j’explore l’intégration, l’immersion et la relation entre les humains et la nature. En capturant mes propres interactions avec la nature lors de ces voyages, ainsi que celles de ceux qui m’accompagnent, je documente l’effet que la nature sauvage peut avoir sur nous, et les traces que nous y laissons alors que l'on se déplace d'un endroit à l'autre. Plus rustique et primitif que de vivre dans une habitation avec des murs, il s'agit ici de l'essence même d'une intégration au territoire. 

Depuis mon adolescence, j’ai appris à monter un campement où que mes sacs, mon canot ou mes raquettes me conduisent. Boire un thé au bord d’un lac ou y passer plusieurs jours avant de reprendre la route représente un nomadisme ancré dans la tradition du Kushpu, ce voyage intérieur au cœur de Notcimik.

Depuis des millénaires, le canot reste le meilleur moyen d’explorer les vastes étendues sauvages du Canada. Il ouvre l’accès à des milliers de kilomètres de lacs, de rivières et de forêts, reliés par des portages ancestraux. Ce mode de voyage offre une connexion unique et authentique à la nature sauvage, dans une simplicité empreinte de respect.

L’hiver venu, le canot cède sa place aux raquettes et au toboggan, les rivières gelées devenant de nouvelles voies de déplacement. Voyager en hiver exige une vigilance accrue : la fatigue liée au froid demande d’éviter la transpiration, et chaque pas sur un lac gelé ou une rivière demande une attention constante aux signes de faiblesse du couvert de glace. Le moindre faux pas – un pied dans la neige fondue, par exemple – peut compliquer le voyage, transformant chaque étape en défi.

En forêt, les sentiers de portage hivernaux, lorsqu’ils existent, guident le chemin. Sinon, il faut improviser selon la topographie et la densité des arbres, toujours en quête de l’itinéraire le plus fluide pour le toboggan, qui n’obéit qu’à notre effort et à la gravité. Dans ces conditions, voyager vite et léger n’a jamais été l’objectif. Il s’agit plutôt d’être autonome, de se fondre dans la nature et d’y vivre confortablement sur de longues périodes.

Ces pratiques s’appuient sur un savoir-faire hérité des Premières Nations, enrichi par quelques innovations modernes soigneusement choisies. Ces longues traversées, bien qu’ardues, nous relient profondément au territoire, à sa communauté vivante et à tous ceux qui l’ont foulé avant nous.

Le Kushpu sera une série de textes et de photographies capturant l’essence de cette expérience traditionnelle : un voyage vers l’intérieur de Notcimik, au rythme lent et profond de la terre.

Les textes de cette série se retrouveront sous l'onglet Kushpu du Journal et vous pouvez visionner les photos de cette série en suivant ce lien

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Note sur la démarche

Ce récit s’inscrit dans une approche d’écrivain-reporter visuel, alliant rigueur journalistique, écriture immersive et photographie documentaire. Chaque image, chaque texte, est né d’une expérience vécue, où j’étais non seulement témoin, mais aussi partie prenante de l’histoire.

Explorer. Comprendre. Raconter. — Ce mantra guide ma pratique depuis toujours.

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Photographie documentaire et collaborative | Journalisme narratif et écriture


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