Mokocanion: L’art de la cuisson sur le feu - Partie I

« Le feu a son propre langage, celui de la chaleur, de la faim et du désir.Il parle d'alchimie, de mystère et, surtout, de possibilités.
C'est une voix qui sommeille en moi
La bête toujours présente dans mon âme
Il est au-delà des mots, au-delà de la mémoire,
Il vient d'une époque bien antérieure à celle dont je me souviens. »

- Francis Mallman, Seven Fire

Alors que la journée s’étire et que les couleurs se réchauffent dans le ciel, nous recherchons un campement pour la nuit. Maintenant habitués à repérer les sites de campement qui jalonnent ce parcours de canot utilisé depuis des millénaires, nous en dépassons un situé sur une pointe rocheuse avec son discret petit amas de pierres formant un foyer de cuisson traditionnel. Il est bien exposé aux vents pour soulager les voyageurs du tourbillon des moustiques pendant les mois de juin et juillet.

À peine sommes-nous débarqués que nous montons le campement. Pendant que mon compagnon monte la tente, je m’affaire à installer la bâche qui deviendra notre espace de vie, puis je ramasse et débite le bois, et replace les pierres pour maximiser les zones de cuisson ainsi que l’effet de cheminée.

Dans un voyage sur le territoire, la vie au campement est aussi précieuse que les déplacements en canot. Lors de ces voyages, nous cuisinons nos repas de manière traditionnelle, et ce, beau temps, mauvais temps. C’est ce que les Atikamekw appellent « mokocanion », cuisiner sur le feu.

Si les Premières Nations et les voyageurs du XIXe siècle se procuraient leurs viandes par la chasse, et que les voyageurs du début du XXe siècle apportaient de la viande en conserve, nous nous sommes adaptés, mais en conservant le maximum de saveurs. Nous avons ce qui est possible d’apporter comme aliments frais en nous inspirant de ce qui se faisait il y a 100 ans, comme des légumes, du vrai bacon canadien (rien à voir avec ce qu’on retrouve aujourd’hui en épicerie), du jerky et du fromage enveloppé dans du coton fromage vinaigré et de la cire. Ces vieilles techniques de conservation permettent d’avoir des ingrédients frais pendant quelques jours pour les légumes et au moins 3 semaines pour le bacon, le jerky et le fromage. Nous suppléons avec du chili, de la viande, des légumes, de l’humus et des sauces tomates déshydratés à la maison que nous emballons sous vide, en plus du poisson frais pêché quotidiennement et des petits fruits en saison. Pour un maximum de saveur nous réhydratons les ingrédients séparément autant que possible et nous les finissons sur le feu comme s’ils étaient frais.

Dans ce premier article, je présenterai le foyer primitif de cuisson traditionnel ainsi que les différentes façons que nous l’utilisons afin d'être sécuritaire et efficace tout en économisant le bois. Suivront dans une deuxième partie, des alternatives quand il n’est pas souhaitable ou éthique de cuisiner sur le foyer primitif.

Qu’est-ce que le foyer de cuisson traditionnel?

Le foyer primitif de cuisson est un feu ouvert, plus ou moins large selon les agencements. Le plus efficace est le foyer de pierres à trois côtés avec le muret arrière plus haut afin de refléter la chaleur. Il est généralement plus petit qu’un feu de camp circulaire. On fait souvent dans ces derniers des feux beaucoup trop gros pour rien et les cercles de feu de camp n’ont aucune utilité pour la préparation des repas sans être équipés des instruments de cuisine en fer forgé des cowboys alors que le foyer traditionnel à trois côtés permet aux cuistots des forêts d’élaborer des mets savoureux et complet avec un minimum d’instruments de support. En gros le foyer à 3 côtés est pour cuisiner et le cercle est pour se réunir et palabrer.

Le foyer primitif, le patrimoine culturel et le concept de sans trace (leave no trace).

La définition nord-américaine de la «wilderness» — son origine — veut dire «un territoire qui n’a jamais été cultivé, domestiqué ou habité par l’homme», or cela n’a jamais existé, du moins depuis 10 000 ans. La forêt originelle du Bouclier canadien n’est pas dépourvue de présence humaine. Les autochtones ont parcouru le territoire en s’y intégrant avec harmonie pendant des siècles. L’humain a déjà fait partie de la nature et il est encore possible de s’y intégrer avec un minimum d’impact.

Au début, on suspendait les marmites sur une perche traversant le feu. Puis, on s'est rendu compte qu'on pouvait économiser du bois en assemblant un foyer primitif à trois côtés. Sur une photo d'Arthur Carhart datant de 1921, on peut voir la perche suspendue au-dessus d'un foyer primitif, tel qu'on les rencontre aujourd'hui à Temagami et Quetico.

Feu de cuisine sur le lac des Français, à Quetico (photo Howard Greene 1911) à gauche, Dillon Wallace et le guide George Elson lors de l'expédition Hubbard, au Labrador (1903), à droite)

Foyer primitif en pierres et perche (Photo U.S. Forest Service)

Lorsque les foyers primitifs sont en place, souvent depuis des siècles, il ne faut jamais les défaire. Le biologiste du parc de Quetico m’expliquait qu’ils ont eu des problèmes avec des radicaux « Leave-No-Trace» qui lançaient les pierres de foyer à l’eau. Pour notre part, nous les utilisons dans des endroits le permettant et si l’environnement tolère la pression humaine, sinon, nous utilisons un des modèles de boite à feu que nous verrons dans la partie II. 

Dans le parc Algonquin, qui voit passer beaucoup de canoteurs ayant peu d’expérience, nous devons souvent reconstruire les foyers de cuisson parce que des canoteurs ont fait des cercles de pierres ou ont carrément déplacé le site de feu à des endroits inappropriés. On a déjà vu un feu de camp installé sur une souche près de gros pins. Un choix extrêmement dangereux. C’est une autre raison pour laquelle il ne faut pas démonter les foyers primitifs existants. La philosophie «sans traces» voudrait qu’on efface toutes traces de notre passage. Dans un endroit où peu de voyageurs passent, ça peut avoir du sens. Par contre, la valeur culturelle, patrimoniale et historique d’un foyer primitif marque la trace du passage de voyageurs et d’autochtones depuis des siècles. Aussi en les laissant en place, on s’inscrit en respect envers ceux qui nous ont précédés… et ça peut éviter que des imbéciles fassent un feu sur une souche!

L’aspect pratique d’un foyer à trois côtés permet de disposer d’une cuisine fonctionnelle, où on peut préparer plusieurs aliments à la fois tout en renvoyant sa chaleur dans le campement. En disposant une bâche comme abri devant le foyer, nous pouvons faire à manger, sécher nos vêtements et nous réchauffer tout en étant protégés de la pluie.

Des évidences archéologiques ont révélé que les Premières Nations, les voyageurs canadiens-français, les professionnels de la forêt et les voyageurs par canot de l’époque classique du début du XXe siècle utilisaient un foyer de cuisson à trois côtés pour leur campement.

Le principe du foyer primitif

Le foyer primitif en pierres est composé de trois côtés. On peut suspendre une casserole ou marmite au-dessus du feu à l’aide d’un trépied de perches.

L’appel d’air créé par l’ouverture sur le devant et le muret arrière, idéalement plus haut, crée un effet de cheminée projetant la fumée directement au-dessus des flammes, tout en reflétant la chaleur vers l’avant. Les pierres latérales permettent d’y déposer les barres à feu pour supporter les marmites au-dessus d’un petit feu et les casseroles à garder au chaud. Un four à réflexion peut être placé en avant des flammes pour la cuisson de banique, lasagnes, gâteaux et biscuits, ainsi que garder le contenu d’une casserole au chaud.

Le foyer primitif pour la cuisine traditionnelle sur le feu, avec la barres à feu pour faire bouillir l'eau et un four à réflexion devant le feu.

L'emplacement du foyer et son installation

Lorsqu'on arrive à un site de campement, il faut évaluer l'espace cuisine avec soin.

L'emplacement doit minimiser le risque de propagation du feu. Il faut toujours faire un feu près d’une source d’eau. En canot la question se pose rarement, mais en randonnée combien de fois n'ai-je croisé des feux à des endroits inappropriés et sans source d'eau pour l'éteindre. Il n’y a pas grand chose d’aussi stupide que de faire un feu sur le sommet d’une montagne. Il est IMPORTANT d’isoler le foyer des éléments organiques (ATTENTION AU SYSTÈME RACINAIRE) et de l’humidité. Le meilleur endroit est un rocher plat, sans végétation ni racines sous la zone du feu. Si le rocher choisi est recouvert d'une légère mousse, elle doit être dégagé. S'il n'y a pas de roche nue, le sable est un bon choix, mais il présente d'autres inconvénients, tels que la propagation du sable dans les aliments. L'argile ou les sols durs peuvent être déblayés pour créer un endroit approprié.

Cependant, le feu doit être surveillé de près et éteint avec encore plus de précautions que d'habitude lorsque l'on quitte le campement.

Le feu parcourt des distances étonnantes sous le sol si on le laisse s'allumer. Les zones molles ou spongieuses ou celles situées à proximité de racines sont particulièrement dangereuses et doivent être évitées. 

Dans le cas d'un sol humide, on peut y mettre quelques rondins sur lequel faire son feu afin de l’isoler de l’humidité, mais le mieux est de faire une plateforme avec des pierres plates.

Évitez de créer inutilement plusieurs zones de feu sur un même site de campement. Si une zone de feu existante est jugée inappropriée ou dangereuse, les vieilles braises et les pierres peuvent être dispersées ou brûlées dans le nouveau foyer. Dans la mesure du possible, il faut que l'emplacement soit plat. Les barres à feu doivent être de niveau, et vous devez disposer d'une surface plane devant pour votre four à réflexion. Si vous avez l'intention de faire des cuissons au four, il faut tenir compte du vent. Vous cuisinerez mieux si le vent souffle vers l'avant de votre foyer, car le mur arrière réfléchira alors la chaleur vers le réflecteur. (Les vents du soir viennent généralement de l'eau). Un vent latéral donnera probablement une chaleur plus concentrée sous vos marmites, mais il brûlera votre banique en la carbonisant d'un côté, tout en laissant de la pâte crue de l'autre. Si le vent souffle dans le réflecteur, les flammes brûleront le dessus de la banique. Si le vent est un véritable problème, vous pouvez construire un brise-vent.

Avant de laisser le feu sans surveillance (pour la nuit et lorsqu’on quitte le site), il faut NOYER le feu. Si vous pouvez mettre votre main dans la boue créée et si vous pouvez saisir les bouts de bois calcinés, ajouter encore un déversement d’eau et ça devrait être bon.

Le site d’un feu N’EST PAS une poubelle! Si jamais vous faites brûler des conserves vides, ramassez-les après pour les rapporter. Ne brûlez pas vos sacs de plastiques!

Le trépied

Il sert à suspendre une marmite au-dessus du feu à différentes hauteurs, permettant de bouillir ou de mijoter. Il est plus polyvalent que les barres à feu (voir la section suivante), mais requiert de trouver trois perches à assembler et d’y installer une plus petite perche, une corde (attention aux flammes) ou une chaînette munie d’un crochet pour y suspendre la marmite.

Les barres à feu

Typiques de la région de Temagami, les barres à feu (fire irons) sont deux barres en métal que l’on installe sur les pierres de côté. Les marmites et casseroles sont déposées sur ce système de rails pour faire bouillir l’eau. Afin de garder le feu petit mais efficace, la hauteur des barres à feu devrait être placé pour que les casseroles soient environs à 8-10 pouces du fond du foyer. L’avantage est qu’on peut y mettre plusieurs marmites en même temps (la bouilloire pour le thé, la marmite pour l’eau du repas et une autre plus grosse pour l’eau de vaisselle que l’on mettra à refroidir pendant le repas) et que le feu est petit et bien controlé. Son désavantage est, selon le type de matériel dont elles sont fabriquées, leur poids et le peu de possibilités d’ajustement au-dessus des flammes.

Les miennes sont des tiges creuses, très légères et peuvent servir de paille afin d'attiser le feu. Toutefois, j'aimerais qu'elles soient plus longues.

Si on n’a pas de four à réflexion (voir plus bas) pour faire cuire la banique, on peut déposer un poêlon sur les barres à feu (ou une grille) et mettre des braises sur le couvercle. Les anciens faisaient cuire la banique en mettant le poêlon en angle, appuyé sur une pierre. Ils profitaient ainsi de la réflexion des flammes. 

Les barres à feu appuyées sur les pierres formant le côté du foyer, ainsi que la théière restant au chaud près du feu pendant la cuisson d'un filet de doré. 

Cuisson d'une banique sur les barres à feu avec de la braise sur le couvercle et par réflexion, le poêlon appuyé sur une pierre devant les flammes.

La grille

La grille est placée au-dessus d’une section à l’écart du feu et on y glisse des braises. Ceci à l’avantage que l’on peut ainsi alimenter le feu sans risquer de brûler nos aliments et toujours avoir un stock de braise prêt à ajouter sous la grille.

On peut aussi déplacer les barres à feu au-dessus des braises et y installer une grille sans pattes, mais on perd ainsi une surface pour faire bouillir l’eau, alors que la grille autonome peut être installée en avant du feu tandis que l’eau est sur les barres, au fond, près du muret. La cuisson au-dessus des braises est la meilleure façon de cuisiner quand il faut des ajustements de température plus précis, comme pour la viande, le poisson, le riz, les mijotés et la cuisson d’une banique dans un poêlon où on dépose aussi de la braise sur le couvercle.

La grille sert aussi à cuire lentement une pièce de viande en différé (reverse seared) en profitant de la radiation des flammes.

Grille appuyée sur les barres à feu au-dessus de la section de braise du foyer.

Le four à réflexion

La marmite et poêlon de fonte sont assurément les meilleurs contenants pour cuire sur le feu, mais leur poids important a fait que les voyageurs par canot ont toujours essayé de trouver des alternatives.

Nous avons vu plus haut que les autochtones, trappeurs et professionnels de la forêt ont développé des techniques pour cuire leur banique, mais il est toujours possible de se procurer des plats au four — notamment des pizzas, des lasagnes, des tartes aux bleuets et des biscuits aux pépites de chocolat tout juste sortis du four — même lorsque vous êtes à des kilomètres de la civilisation grâce au four à réflexion.

Le four ressemble à une boîte carrée coupée en deux en diagonale, avec une tablette au milieu pour contenir les plats. Non assemblé et rangé dans une pochette, il est à peu près de la taille d’une plaque à biscuit et pèse à peine un kilogramme.

L’énergie rayonnante d’un feu de camp rugissant se propage dans le four, frappe le dessus et le dessous inclinés du four et rebondit vers les aliments sur la tablette, où les aliments absorbent l’énergie et cuisent. Le four a absolument besoin de la chaleur rayonnante des flammes vives d’un feu de bois et fonctionne mieux s’il est placé à quelques centimètres du feu.

« C'était un jour similaire à celui de 1731, lorsque La Vérendrye et ses voyageurs firent pour la première fois le terrible portage de neuf milles en contournant les rapides de la rivière Pigeon vers les pays-d’en-haut. Cette nuit-là, ces hommes étaient avec nous et lorsque la fumée de notre feu de camp a dérivé le long de la plage, elle a semblé se joindre à la fumée de feux oubliés depuis longtemps et s'est étendue comme un spectre sur les canots, les tipis et les tentes le long du rivage. »

- Sigurd F. Olsen, The Lonely Land

La cuisson sur le feu requiert du temps. Cuisiner sur le feu dépasse la simple préparation des aliments ; c’est une expérience riche de sens, qui évoque notre histoire, stimule nos sens, et satisfait ma quête de simplicité, de la vie des Nehirowisiwok, les humains naturels, et de leur connexion avec la nature.

Les premiers crépitements du feu m’hypnotisent et apaisent mon âme de voyageur fatigué exposé aux éléments. Le rituel de la préparation me permet de me déposer, d’inspecter les bois, de faire la transition entre le temps du mouvement et le temps de repos à venir, et finalement faire corps avec mon environnement.

Puis vient un autre rituel ancestral, celui de la cuisson, un art millénaire. Dans le crépuscule naissant, les aliments prennent vie, baignés dans la lueur dorée des flammes vacillantes.

Avec le craquement de la braise et le parfum enivrant de la fumée, chaque sensation se mêle aux aliments frais ou déshydratés à la maison, et crée une symphonie culinaire d’une intensité rare. Les sachets lyophilisés industriels sont tellement insipides en comparaison.

Dans ce ballet de saveurs, le temps semble suspendu, laissant place à une communion profonde avec la nature et l’environnement. Lorsque enfin les mets sont prêts, nul besoin d’artifices sophistiqués pour les déguster. Assis autour du feu, dans le silence majestueux de cette fin de journée, chaque bouchée devient un hymne à la simplicité, un hommage à l’essence même de la terre qui donne la vie et à ceux qui ont su s'y intégrer.

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