Un voyage au Labrador de l’entre-guerre.

L’expérience nordique en perspective : «True North» d’Elliot Merrick, les livres de Paul Provencher et la vérité innue des «Récits de Mathieu Mestokosho, chasseur innu».

«Nous campons sur une falaise à côté du sentier de portage à Muskrat Falls. C’était notre premier contact avec la vie en forêt, la douce fragrance sucrée de sapin baumier dans la tente, la camaraderie et les plaisanteries des trappeurs, leur vie dure et simple, “tous frères dans la rivière”, les feux de camp et les grandes épinettes noires qui chuchotent dans l’obscurité.»

Elliott Merrick, True North

Elliott Merrick, un jeune intellectuel américain né en 1905, a développé dès son jeune âge une fascination pour les vastes étendues sauvages et les cultures locales. Après avoir étudié à l’Université de Princeton, cet héritier du philosophe naturaliste Henry David Thoreau a choisi de vivre des expériences directes et immersives, loin du confort de la vie citadine. Contrairement à Thoreau qui a vécu dans le petit boisé près de l’étang de Walden, en périphérie de Concord, au Massachusetts, la quête de simplicité et d’authenticité de Merrick l’a mené au Labrador, une région reculée du Canada, à la fin des années 20, où il a trouvé l’inspiration pour son œuvre la plus célèbre; «True North».

Cet article a pour but de présenter en quoi «True North» est devenu un grand classique de la littérature des territoires naturels et isolés du Nord Canadien. Mais je soulignerai aussi les descriptions des rencontres avec les Innus anciens qu'a fait Elliott Merrick, et les mettrai en parallèle avec les récits de Paul Provencher et ceux de Mathieu Mestokosho, un chasseur Innu du début du XXième siècle. La documentation croisée de Merrick, Provencher et les Innus anciens enrichit la compréhension historique de cette période. Elle met en lumière non seulement les compétences et la culture des Innus, mais aussi les dynamiques complexes de pouvoir, de respect et de malentendus entre les explorateurs et les peuples autochtones. En analysant ces récits ensemble, les chercheurs et les lecteurs peuvent obtenir une image plus nuancée et équilibrée des interactions et des perceptions de l’époque.

Le jeune Elliott Merrick s’échappe du monde des affaires en 1929, lorsqu’il s’engage comme travailleur non rémunéré pour la mission Grenfell au Labrador. Il tombe amoureux du Labrador («cette terre vierge et magnifique», disait-il) et reste instituteur à Northwest River. Il tombe également amoureux de l’infirmière résidente de la mission, Kate Austen, née en Australie. Ils se sont mariés en 1930 et ont vécu pendant un certain temps dans une petite cabane près de l’emplacement actuel de l’aéroport de Goose Bay.

Le point culminant des années de Merrick au Labrador, et le sujet de «True North», est le voyage que lui et son épouse Kate ont fait avec le trappeur John Michelin. Ils ont remonté en canot et par portage la rivière Grand (aujourd’hui Churchill), jusqu’en amont des célèbres chutes maintenant disparues depuis la construction du barrage, puis ont continué en raquettes et en toboggan jusqu’au fin fond de la forêt. Au total, ils ont parcouru 300 miles. Leur rencontre avec une nature sauvage pratiquement inexplorée — pour des allochtones — a largement compensé les fréquentes difficultés du voyage. Dans son journal, Merrick écrit : «Nous avons voyagé jusqu’au centre de la Terre et trouvé un sens à notre voyage».

Le récit de son voyage avec John Michelin est un «Walden» du Nord, sa voix célébrant la nature sauvage boréale et décriant la nature urbaine. Il commence d’ailleurs son livre par une longue citation de Thoreau. Dès lors, le livre publié en 1933 abonde en remarques que Thoreau lui-même aurait pu faire. «Je préfère la boue au ciment, et l’eau d’un seau à l’eau d’un robinet», déclare Merrick au début de son livre. «Est-ce que je veux plier ma vie à un système de lois conçu uniquement pour permettre à des millions de personnes de vivre ensemble, entassées comme des sardines dans une boîte de conserve?»

Le message écologique de «True North» est plus pertinent aujourd’hui qu’il ne l’aurait été au moment de la publication du livre.

Voici d’ailleurs ses réflexions lorsqu’il fit le portage des chutes Churchill :

«Juste après le coucher du soleil, nous avons abandonné le portage pendant quelques minutes et nous sommes allés sur les rochers à côté de la chute. C’est une chute grandiose, magnifique, puissante et irréelle. Le rapport d’un scientifique de passage dit qu’on pourrait en générer je ne sais combien de milliers de chevaux-vapeur, qu’elle est reliée à deux cents milles de voies navigables, toutes bordées de forêts - bref, d’un paradis titanesque arrosé d’arc-en-ciel, cette cataracte pourrait facilement être transformée en un morne tourneur de dynamos, une espèce de gigantesque scierie qui serait la source d’un grand nombre d’emplois et de revenus, mais qui, entre contrepartie, dévasterait le pays à perte de vue, polluerait les eaux cristallines, éliminerait le poisson et le gibier, et transformerait une race de coureurs des bois en simples ouvriers.»

À gauche, les chutes Churchill telles que les ont vus Elliott Merrick, Paul Provencher et les Innus anciens, avant la construction du barrage. À droite la cataracte presque à sec après le détournement de l'eau à la suite de la construction du barrage de Churchill (photo Nation innue). Pour les Innus de la région, le détournement de l'eau a entraîné des changements dramatiques dans le paysage où ils vivaient et chassaient. Les barrages érigés sur le cours supérieur du fleuve Churchill dans le but de créer le réservoir Smallwood ont inondé plus de 6500 km2 du territoire innu au Labrador, y compris le précieux habitat des caribous, des lieux de rassemblement culturel, des chemins et des cimetières innus. Il s’agit du 5e réservoir en importance dans le monde et couvre une superficie plus grande que l’Île-du-Prince-Édouard.

Le récit, rédigé comme un journal intime, est une intéressante incursion dans le quotidien des trappeurs blancs ou métissés du Labrador. Il décrit avec détails leurs équipements, leurs vêtements, leurs activités de tous les jours et leurs états d’esprit.

Par exemple, Merrick offre un passage savoureux où il décrit avec humour et détails les deux philosophies distinctes que les trappeurs utilisent pour laver leurs sous-vêtements en hiver.

«True North», bien qu’apprécié pour son évocation impressionniste et authentique de la vie au Labrador, n’est pas exempt de critiques. Comme beaucoup de récits de l’époque, il reflète les perspectives et les préjugés de son temps, ce qui peut inclure des stéréotypes et une certaine condescendance involontaire envers les cultures autochtones.

Malgré l’effort manifeste de Merrick pour décrire avec respect la vie et les coutumes des habitants autochtones, certaines de ses descriptions peuvent sembler paternalistes ou même colonialistes et parfois condescendantes. Merrick, comme beaucoup de ses contemporains, écrivait à une époque où les notions de supériorité culturelle étaient largement acceptées dans les sociétés occidentales. Cela peut transparaître dans son écriture, où les modes de vie autochtones sont parfois présentés comme primitifs ou arriérés par rapport aux normes occidentales.

Ainsi, Elliot Merrick décrit sa rencontre avec Mathieu André, qui deviendra, plus tard, un personnage important de la nation innue.

Dans cette scène, Mathieu André, en quête de nourriture, sollicite le trappeur John Michelin pour que ce dernier lui donne de la farine. Merrick perçoit cela comme un acte de manipulation et de dépendance. La réponse de Merrick, empreinte de frustration et de manque de compréhension, reflète les préjugés de son époque, de son propre cadre culturel, mais probablement aussi de son jeune âge. Merrick, qui n’a pas 30 ans à la publication du livre, peut apparaître comme jugeant négativement cette demande, en la voyant comme un signe d’inefficacité ou de manque d’autosuffisance, ce qui contraste avec son admiration généralement exprimée pour les compétences de survie des Innus.

Il est fascinant de constater que dans son récit de voyage aux chutes Churchill relaté dans le livre «Le guide du trappeur», Paul Provencher a également rencontré Mathieu André. Cette convergence de récits offre une perspective riche et multidimensionnelle sur les interactions entre explorateurs occidentaux et les communautés autochtones du Labrador.

Provencher fait une description plus respectueuse et mature d’André. Il faut souligner que Provencher a un cadre de référence culturelle différent de Merrick étant Québécois et ayant passé toute sa vie au contact des Innus. Aussi les livres de Provencher ont été publiés à la fin de sa vie.

Paul Provencher, né au Québec, faisait partie de la culture canadienne-française, qui avait une longue histoire de contact et de coexistence avec les peuples autochtones. Les Canadiens-français, descendants des colons français, avaient souvent développé des relations de travail, de commerce et même de famille avec les communautés autochtones, particulièrement dans le cadre de la traite des fourrures et plus tard, du travail des professionnels de la forêt. Cette histoire partagée et ces interactions fréquentes pouvaient engendrer une compréhension plus nuancée et respectueuse des cultures autochtones.

Elliot Merrick, en revanche, était un intellectuel américain issu de l’Université de Princeton. Les États-Unis de son époque étaient marqués par une industrialisation rapide, une urbanisation croissante et des attitudes souvent paternalistes et colonialistes envers les peuples autochtones. La perspective américaine dominante considérait fréquemment les cultures autochtones comme « primitives » ou « en retard » par rapport aux normes occidentales. Merrick, malgré sa fascination pour les vastes étendues sauvages et sa volonté de s’immerger dans des cultures différentes, portait probablement en lui certains des préjugés et des attitudes de son milieu culturel.

Par ailleurs, la vision d’Elliot Merrick sur le manque de prévoyance des chasseurs innus contraste avec les descriptions détaillées de Mathieu Mestokosho dans le livre de Serge Bouchard, «Récits de Mathieu Mestokosho, chasseur innu». Le livre de Bouchard permet une incursion dans le monde des Innus anciens qui parcouraient le même territoire que Merrick, et à la même époque. Cette juxtaposition met en lumière les différences de perspectives entre les observateurs extérieurs et les autochtones eux-mêmes.

À l’inverse de Merrick, les récits de Mathieu Mestokosho offrent une perspective interne précieuse. Mestokosho décrit avec précision le mode de vie sur les hautes terres du Labrador ainsi que la philosophie de survie des Innus anciens. Ses descriptions détaillent une planification soigneuse et une adaptation intelligente aux cycles saisonniers et aux ressources disponibles. Il met en évidence la connaissance approfondie de l’environnement, les techniques et précautions prises pour assurer la subsistance du groupe et l’importance de la communauté dans la gestion des ressources et des besoins.

À gauche, la carte du territoire de la rivière Grand (Churchill) en 1930. À droite, le parcours de Mathieu Mestokosho et la situation approximative de la cabane de John Michelin avec qui Merrick a passé l'hiver en 1930. On sait que Mestokosho a passé par les chutes Grand (Churchill) et qu'il se rendait à North West River pendant ses hivers sur le Nitassinan. Les points verts sont des lacs où Mestokosho a raconté être passé souvent. Selon les récits de Provencher, Mathieu André avait des cabanes de trappe le long de la rivière Grand et passait par la cabane de John Michelin.

En comparant ces récits, on comprend mieux l’importance de la diversité des sources pour une compréhension équilibrée et fidèle des cultures autochtones. Les récits de Mathieu Mestokosho viennent corriger et nuancer les descriptions parfois biaisées des observateurs extérieurs, comme Merrick, en offrant une perspective de première main sur la sagesse et les compétences des chasseurs innus. Cela souligne l’importance de valoriser les voix autochtones dans la documentation et l’étude de leur propre histoire et culture.

Un des aspects les plus intéressants de «True North» est la manière dont les descriptions de Merrick sur le mode de vie des trappeurs allochtones trouvent des échos dans les récits de Mathieu Mestokosho. Bien que leurs points de vue soient différents, certaines observations sont similaires, ce qui enrichit notre compréhension de ces modes de vie.

Merrick et Mestokosho notent tous deux que les trappeurs blancs dépendent largement des provisions, comme la farine et d’autres vivres, apportées des postes de traite. Pour les trappeurs blancs, ces victuailles sont essentielles à leur survie dans le Nord, alors que pour les Innus, elles sont un complément à leur diète issue de la chasse.

Pour les Innus, la chasse est primordiale pour se nourrir, et le trappage est une activité secondaire. En revanche, pour les trappeurs blancs, le trappage est l’activité principale, souvent motivée par des objectifs économiques, et la chasse devient secondaire, principalement pour compléter leur alimentation.

Cette nuance met en lumière l’autosuffisance des Innus, leur adaptation à l’environnement nordique, mais aussi leur dépendance envers la communauté, contrairement à la dépendance plus marquée des trappeurs blancs aux ressources extérieures et exigeant une gestion serrée des réserves.

Si «True North» présente certains défauts inhérents à son époque, il reste un témoignage précieux de la vie dans le Grand Nord au début du XXe siècle. Les lecteurs modernes peuvent en apprécier la valeur documentaire tout en restant conscients des préjugés historiques et culturels qui peuvent teinter certains passages du récit. Cette approche critique permet de reconnaître les contributions de Merrick tout en rendant justice à la complexité et à la dignité des cultures autochtones décrites dans son œuvre. Ce livre, rédigé avec une plume évocatrice et poétique, est une lecture riche pour qui s’intéresse à l’histoire des Territoire du Nord du Québec et du Labrador. Les livres de Paul Provencher sont aussi des documents importants quoique le style d’écriture soit moins littéraire. Finalement, le livre de Serge Bouchard, «Récits de Mathieu Mestokosho, chasseur innu» est LA référence en matière d’incursion dans l’univers des Innus anciens.

En comparant «True North» aux récits de Paul Provencher et aux descriptions de Mathieu Mestokosho, on peut obtenir une image plus complète et équilibrée de la vie des trappeurs et des autochtones, enrichissant ainsi notre compréhension historique et culturelle de cette époque et de cette région.

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