Sur les traces des géants

En forêt boréale, un voyage d’hiver sur les sentiers ancestraux révèle l’héritage vivant des Premières Nations, entre savoirs anciens et lenteur choisie.

«Debout sur les épaules de géants, nous utilisons, comme nos ancêtres l'ont fait, des connaissances, des équipements et des compétences simples et efficaces développés par les Premières Nations au cours de milliers d'années.»

Ma respiration suit le rythme de mes pas tandis que je tire le toboggan chargé de l'essentiel pour survivre en forêt boréale en hiver. Parfois, il glisse sans effort sur un lac gelé ; d'autres fois, il résiste, exigeant de nous une énergie renouvelée à chaque foulée.

L'hiver, les voies d'eau gelées et les portages deviennent les routes naturelles du Bouclier canadien, reprenant le tracé des canots en saison douce. Les sentiers de randonnée, conçus pour d'autres paysages, ne sont ni adaptés à la forêt boréale ni au transport des toboggans. Comme l'explique Craig MacDonald dans Nastawgan, The Canadian North by Canoe and Snowshoe:

“En hiver, lorsque la surface de nombreux lacs et rivières était gelée, les raquettes remplaçaient le canot et toutes les provisions étaient transportées sur des toboggans et des traîneaux, en suivant généralement les mêmes itinéraires. Cependant, la glace dangereuse créée par l'eau en mouvement obligeait parfois à utiliser le bon-ka-nah, c'est-à-dire les sentiers qui n'étaient utilisés qu'en hiver.”

Voyager en hiver exige une attention constante. Les efforts de la progression par temps froid demandent d’être vigilants à surveiller les moindres signes de transpiration. Chaque pas sur un lac gelé peut révéler une fragilité insoupçonnée. Une neige traîtresse dissimule parfois de la gadoue : le premier marcheur passe sans encombre, le second aperçoit l'eau suinter, le troisième s'enfonce jusqu'aux chevilles. Une fois à l'air libre, cette gadoue fige tout ce qu'elle touche, alourdissant chaque pas jusqu'à l'immobilité. Puis on recommence.

Avec les changements climatiques, les températures plus douces rendent les voies traditionnelles encore plus imprévisibles. La forêt, quant à elle, impose ses propres contraintes : suivre une piste existante si elle existe, sinon choisir le meilleur passage entre les arbres, évitant les obstacles naturels et les courbes trop prononcées. Le toboggan suit la gravité plutôt que notre volonté.

Notre but n'est ni la vitesse ni la performance. Il s'agit de s’immerger, d'être autonome et de vivre en harmonie avec cet environnement. Avec un réapprovisionnement en nourriture, une communauté autonome pourrait subsister ici indéfiniment. Debout sur les épaules de géants, nous utilisons, comme nos ancêtres l'ont fait, des connaissances, des équipements et des compétences simples et efficaces développés par les Premières Nations au cours de milliers d'années et les avons combinés avec certaines pièces d’équipements modernes choisies avec soin pour faire comme nous et s’harmoniser avec la forêt.

L'utilisation de matériaux naturels et de techniques ancestrales est un choix fondé sur la sagesse de ceux qui s'en sont servis pour leur survie quotidienne et ce, pendant des siècles. Tout est choisi et conçu pour être réparable et pour se roder plutôt que se détériorer. Tout au long du voyage, nous sommes enveloppés de matériaux naturels chauds et perméables à l'air, principalement constitués d'un mélange efficace de couches de laine. Par-dessus ces couches, nous portons un anorak en toile et en coton avec un capuchon dont la bordure de fourrure crée un microclimat nous protégeant du vent et nous gardant au chaud. Les anoraks sont, tantôt cintrés d’une ceinture fléchée à la taille, pour retenir l'air chaud ou laissés lâches pour permettre à l’air de tempérer l’intérieur suite à un effort intense. Malgré la rigueur des températures, nous ne souffrons pas du froid.

Nos lourdes charges et notre rythme tranquille signifient que nous voyageons non seulement avec de la bonne nourriture et une grande tente, mais aussi avec une source de chaleur, pour notre plus grand confort. Notre poêle cabossé est le cœur de notre abri nomade dans les vallées reculées où nous faisons halte. Il nous permet de cuisiner, de nous réchauffer et de maintenir une réserve constante d'eau chaude. Après l'effort des déplacements tout au long de la journée, et celui, tout aussi intense, de monter le camp et de couper quelques brassées de bois pour la soirée, nous pouvons enfin entrer dans une tente chaude, nous défaire de quelques couches de vêtements et savourer le repos. Nous sommes loin des voyages d'hiver en mode alpin, où, dès que l’on s’arrête, le froid nous pousse à nous enfouir dans notre sac de couchage, comptant les longues heures jusqu’au sommeil, pour nous réveiller ensuite frissonnants. Bien au chaud, et avec la possibilité de faire sécher notre équipement grâce au poteau soutenant la tente, nous pouvons jouer aux cartes, raconter des histoires et préparer le repas. Le coffre de bois, contenant les ustensiles de cuisine, est à côté de la pile de bois de chauffage et sert de table pour y poser plats et chandelles. Ce petit havre devient rapidement très confortable, même si le thermomètre descend lors de sa ronde nocturne.

Ce soir, au menu : un bouilli de bœuf à l’ancienne, préparé avant le départ, congelé, puis dégelé lentement sur le poêle. Repus, nous nous glissons dans nos sacs de couchage, isolés de la neige par des matelas et un tapis d'épaisses branches de sapin parfumées.

Et puis, il y a ces moments suspendus. Les empreintes de loups racontant une histoire de chasse et de jeu. Les traces d’un oiseau s’envolant de la neige. Le cercle de visages illuminés par le feu, récitant poèmes et souvenirs.

Étendu sur mon toboggan après un passage difficile, je ferme les yeux, le souffle court. Les flocons effleurent mon visage. Plus tard, à la nuit tombée, en sortant de la tente, je découvre un ciel piqué d'étoiles dansant autour de la lune. Le jour, le toboggan glisse en apesanteur sur la glace, la forêt s’ouvre en tourbillons d'écorce, et la nuit, notre tente se dresse sous la voûte céleste, une fumée fine s'échappant de sa cheminée.

Il y a beaucoup à apprendre de la sagesse des peuples premiers, ces humains profondément connectés à la nature, qui ont parcouru cette terre bien avant nous. Je me sens privilégié d’avoir accès à une part de leurs connaissances. Voyager en forêt pendant l'hiver me permet d'explorer les recoins les plus profonds de mon âme. Ces longues étapes, parfois apparemment sans fin, peuvent sembler futiles, mais, tout comme un portage ardu en été, j'en connais la véritable valeur. Le voyage nous relie au territoire naturel, à sa communauté vivante et à tous les mocassins qui l’ont foulé avant nous.

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Ce récit s’inscrit dans une approche d’écrivain-reporter visuel, alliant rigueur journalistique, écriture immersive et photographie documentaire. Chaque image, chaque texte, est né d’une expérience vécue, où j’étais non seulement témoin, mais aussi partie prenante de l’histoire.

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