Sous l’arbre des anciens

Photos: Nathalie Sentenne. Texte: M-A Pauzé (à partir du journal de voyage de Nathalie) .

Juin 2009. Fereitoumou, Mali - Le Sotrama, un de ces vieux mini-bus déglingués, souvent bondés et décorés de couleurs vives, typiques des transports en commun au Mali, s’arrête dans un nuage de poussière à l’entrée du village. À peine ai-je posé le pied à terre qu’une salve de coups de feu éclate, annonçant le début des festivités par la confrérie des chasseurs. Sous le grand arbre qui domine le marché, une foule compacte nous attend. L’air vibre, empli des tambours, des chants des femmes, des pas rythmés des danseurs masqués. Les étoffes colorées tournoient, les masques aux regards fixes semblent habités d’une présence ancienne. Je ressens une chaleur qui ne vient pas uniquement du soleil, mais aussi de l’accueil de ces gens, de cette communauté qui célèbre notre arrivée comme un événement important.

Dans la tradition africaine, un visiteur doit rencontrer les anciens du village. Ce n’est donc que le lendemain que je suis conviée devant le chef et le vestibule des anciens, ce conseil de sages chargé de guider la communauté. Nous devions nous entretenir dans la case traditionnelle, mais un nid de guêpes installé sous le toit nous oblige à nous asseoir dehors, à l’ombre d’un arbre. L’air est brûlant, 40°C peut-être, mais ici, c’est un détail.

Un vieil homme à la peau parcheminée prend la parole. Sa voix est lente, posée, empreinte de gravité. Adama, mon interprète, traduit du bambara.

— Nous sommes les aînés de nos familles. Et ici, une famille, ce sont les frères, les sœurs, les oncles, les cousins… Nous participons aux décisions importantes, et les jeunes doivent écouter les conseils des plus âgés.

Un silence respectueux s’installe. Puis une question fuse :

— Comment fonctionne le mariage chez vous ?

Je leur explique. L’idée qu’un homme n’ait droit qu’à une seule épouse suscite des réactions variées. Certains échangent des regards surpris, d’autres esquissent un sourire. Mais c’est le divorce qui provoque un vrai trouble.

— Mais que deviennent les enfants ? demande l’un d’eux, visiblement perplexe.

J’explique le concept de la garde partagée, l’alternance entre les foyers. Un murmure traverse le groupe, avant qu’un autre questionnement ne surgisse, plus frontal, plus brut :

— Et une femme seule ? Comment peut-elle survivre sans mari ?

Quelques-uns des membres du vestibule des anciens.

Je sens leur étonnement sincère, dénué de jugement, mais la question me frappe par ce qu’elle révèle de leurs croyances profondes. Avant ma venue, je ne m’étais pas attendue à une telle curiosité sur nos relations de couple.

Puis, soudain, une question qui suspend le temps :

— Et vos anciens ? Où vivent-ils ?

Je reste un instant silencieuse. Dans leurs regards, je devine une certitude : les anciens font partie du foyer, il ne peut en être autrement. Ici, il est inconcevable qu’un vieillard passe ses dernières années loin des siens. Je devine que ma réponse leur semblera étrange, presque brutale. Devrais-je leur expliquer ces résidences où les personnes âgées vivent entre elles, parfois sans voir leur famille pendant des semaines ? Devrais-je leur dire que ces lieux sont souvent présentés comme un ‘choix’ ou une ‘solution’ ? Là-bas, gériatres, travailleurs sociaux et autres experts du grand âge se targuent d’avoir conçu un modèle d’habitation mettant en avant l’illusion de résidences luxueuses où tous les besoins sont comblés, des lieux que les publicités vendent comme des havres de bonheur, où des anciens souriants, dynamiques et insouciants rappellent plus des vacanciers en villégiature que des aînés confrontés au poids des années. Mais derrière cette façade de confort, trop souvent, nos anciens, éloignés du cercle familial, se retrouvent isolés, relégués à l’écart, comme s’ils appartenaient à une vie que l’on oublie peu à peu.

Cette image idéalisée de la vieillesse n’est-elle pas en résonance avec une société qui valorise l’individualisme, l’autonomie et la vitalité à tout prix ? À force de repousser la vieillesse, ne sommes-nous pas nombreux, à tous les âges, à adhérer à cette vision ? À préférer nous faire appeler “papi” et “mami” plutôt que “grand-papa” et “grand-maman” ? À chercher sans cesse de nouveaux mots pour redéfinir le grand âge, comme si, en nommant autrement, on pouvait atténuer la réalité du vieillissement ? Mais sommes-nous vraiment moins vieux parce que nous nous appelons “aînés” ?

Un vertige me saisit. Je pense à mon grand-père, toujours chez lui à 102 ans, résistant obstinément à l’idée même d’un foyer pour ‘vieux’. Il a tenu bon. Mais il est seul. Son quotidien est marqué par l’absence de compagnie, un vide que personne ne peut combler. Je vais le voir souvent… peut-être pas assez. Je ne sais plus…

Alors, doucement, je me lance dans mon explication.

Un silence s’installe, plus lourd que la chaleur. Ici, les anciens vivent entourés des leurs jusqu’à leur dernier souffle.

Sous cet arbre africain, face à ces regards empreints de traditions, une pensée me traverse : dans nos sociétés modernes, où l’indépendance et l’isolement sont valorisés, qui prend soin de qui ? Est-ce les individus, la famille ou la société qui est réellement responsable ?

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