Siku - un paysage en mouvement
«La barrière de glace enchevêtrée s’est écroulée lentement sous l’énormité de son poids, tel un jeu de domino géant (...)»
Kangiqsujuaq, janvier 2012
Ce matin-là, nous avions décidé de traverser le fjord gelé pour rejoindre les falaises de l’autre côté, à six kilomètres de là. Avançant d’un bon pas sur la banquise, nous avons rapidement atteint une zone chaotique où d’immenses blocs de glace s’étaient entassés sous l’effet des marées. La baie de Wakeham est connue pour ses marées impressionnantes, qui dépassent parfois sept mètres en cette saison.
Nous nous sommes arrêtés à quelques pas de cet enchevêtrement de glace, fascinés par la paroi rocheuse qui se dressait devant nous. Soudain, une vibration sous nos pieds, suivie d’un puissant vrombissement, a brisé le silence. Lentement, la masse de glace s’est effondrée sous son propre poids, comme un gigantesque jeu de dominos, s’écroulant de la droite vers la gauche sur plusieurs centaines de mètres.
Il m’a fallu quelques secondes pour comprendre ce qui se déroulait sous nos yeux. La marée descendante avait laissé un vide sous la banquise, rendant les blocs de glace particulièrement instables. Il n’a suffi que d’un léger déplacement pour provoquer un effondrement en chaîne. Tout cela s’était produit à quelques mètres de nous.

Une glace en perpétuel mouvement
La banquise arctique est un paysage vivant. Les vents, les courants et les chocs avec les icebergs dérivants la fissurent, la déplacent, la compriment, formant des crêtes de compression, des failles et des chevauchements de plaques. Le long des rivages, ces forces créent des amas de glace spectaculaires et parfois dangereux.
Les Inuits du Nunavik possèdent une connaissance fine de ces formations. Leur langue, l’Inuktitut, reflète cette expertise à travers un vocabulaire d’une grande richesse. Le mot général pour la glace est siku, mais de nombreux termes plus précis existent. Par exemple, Ivujivik, qui a donné son nom à un village de la côte de la baie d’Hudson, signifie « glace qui s’empile et s’entremêle, surtout le long du rivage ». À Kangiqsualujjuaq, une variante de ce terme, ivunik, est également utilisée pour décrire ces formations chaotiques.
L’Inuktitut est une langue agglutinante, où les mots se forment en combinant un radical avec divers affixes pour préciser leur sens. Ainsi, même si les Inuits n’ont pas des dizaines de « mots » distincts pour la glace selon notre conception, leur langue leur permet d’exprimer avec précision ses multiples variations.

La glace et la chasse : un savoir essentiel
Au printemps, lors des chasses aux phoques, les Inuits doivent traverser ces amas de glace pour atteindre les rebords de la banquise, là où les phoques viennent respirer à la surface de l’eau libre. Cette traversée est un exercice délicat, où chaque pas compte.
L’Inuktitut du Nunavik compte pas moins de 93 termes pour décrire les différentes caractéristiques de la glace de mer. Par exemple, qautsaulittuq désigne une dépression dans la glace de rivage, causée par l’eau accumulée après une marée montante. Iniruvik, quant à lui, fait référence à de la glace fissurée par les marées et reforgée par le froid.

J’ai été témoin de cette connaissance inuit lors d’une autre excursion, cette fois près de la baie de la rivière George. Depuis le sommet d’une montagne, j’observais une famille d’Inuits traverser la banquise en motoneige pour rejoindre un territoire de chasse. Après avoir franchi le ivunik, le chasseur s’est arrêté un instant, scrutant la glace à la recherche d’indices invisibles pour un œil non averti. Puis, il s’est engagé sur la banquise, traçant un chemin sinueux, suivi de sa femme et de son fils.
Environ une heure plus tard, un craquement intense a retenti dans la baie. Sous nos yeux, une immense fracture s’est dessinée à la surface de la banquise. En observant son tracé, j’ai réalisé que le chasseur avait précisément évité cette zone fragile, comme s’il avait su d’instinct que la glace finirait par céder. Là où nous aurions vu une étendue uniforme, il avait su repérer les signes d’un danger invisible.
Une relation intime avec la glace
Cet épisode, comme tant d’autres, témoigne de la relation profonde qu’entretiennent les Inuits avec leur environnement. Dans ce paysage en perpétuel mouvement, leur savoir traditionnel est un guide indispensable pour naviguer en toute sécurité sur la banquise. Ici, la glace n’est pas qu’un élément du décor : elle est une présence vivante, changeante, à la fois fascinante et redoutable.

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