Moi, mon vieux Jeep et 3 générations
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AprĂšs seize ans de loyaux services, mon Jeep Wrangler 2010 a pris sa retraite. Un vĂ©hicule, dit-on, ce nâest que du mĂ©tal et de la mĂ©canique. Mais quand je pense Ă tout ce que ce Jeep a traversĂ© avec moi, je ne peux mâempĂȘcher dây voir davantage : un compagnon de route, un abri, un tĂ©moin de ma vie et de mes voyages.
Des pistes et des horizons
Je nâai jamais Ă©tĂ© de ceux qui sâamusent Ă grimper des pentes abruptes pour le simple plaisir du dĂ©fi mĂ©canique. La nature, je prĂ©fĂšre lâaborder dans le silence. Mais mon Jeep a Ă©tĂ© le passeur : il mâa conduit aux quatre coins de la province, jusque dans les Maritimes, par des routes dĂ©foncĂ©es, des chemins forestiers imprĂ©visibles, ou des pistes tracĂ©es Ă peine visibles. GrĂące Ă lui, jâai pu accĂ©der Ă des territoires, et ramener des rĂ©cits, des images, des histoires.
Maikan, copilote et habitant du Jeep
Ă lâarriĂšre, mon chien Maikan avait sa place attitrĂ©e. Pour quâil puisse se mettre le nez dans le vent, il fallait au moins retirer les panneaux latĂ©raux de la toile â ou mieux encore, enlever toute la capote. Alors, oreilles battantes et regard vif, il suivait la route comme un copilote attentif, savourant chaque bourrasque dâair frais.
Plusieurs fois, le Jeep sâest transformĂ© en petite maison roulante pour nous deux. Nous avons dormi cĂŽte Ă cĂŽte, bercĂ©s par les craquements de la forĂȘt et le souffle du vent sur la toile du toit. Lâodeur de la toile mouillĂ©e aprĂšs la pluie nous enveloppait, familiĂšre et rassurante.
Mais pour lui, le Jeep nâĂ©tait pas seulement un moyen de voyager : câĂ©tait vĂ©ritablement sa maison. MĂȘme stationnĂ© dans la cour, portiĂšre arriĂšre ouverte, Maikan allait se coucher dedans comme sâil retrouvait son refuge. Quand la porte Ă©tait fermĂ©e, il se glissait en dessous, recrĂ©ant Ă sa maniĂšre la taniĂšre oĂč il Ă©tait nĂ©, dans le grand Nord. Le Jeep Ă©tait son abri, son territoire, sa maison roulante et immobile Ă la fois.
LâĂ©cole de Vincent
Câest aussi au volant de ce Jeep que mon fils Vincent a appris Ă conduire un vĂ©hicule Ă transmission manuelle. Les premiers calages, les hĂ©sitations, puis la fiertĂ© dans son regard quand enfin il maĂźtrisait lâembrayage. Le Jeep pardonnait peu les erreurs, mais il offrait en retour le sentiment dâavoir apprivoisĂ© une machine vivante.
Mais Vincent avait grandi avec ce Jeep bien avant de prendre le volant. En rĂ©alitĂ©, sa complicitĂ© avec les Wrangler remontait Ă encore plus loin. Je me souviens dâun autre Jeep, au dĂ©but des annĂ©es 2000. Nous Ă©tions partis sur la cĂŽte Est amĂ©ricaine, trois enfants Ă bord, le matĂ©riel de camping empilĂ© jusquâau plafond. Vincent, alors ĂągĂ© de sept ou huit ans, sâĂ©tait construit une cabane improvisĂ©e sur la banquette arriĂšre, enseveli sous les sacs de couchage. Autour de lui, il avait disposĂ© ses petits bonhommes sur la tablette que formait la carrosserie au-dessus des roues arriĂšre, comme une armĂ©e miniature veillant sur son royaume de voyage. Et pour parfaire son campement, il avait fixĂ© un petit drapeau au roll bar. La route nâĂ©tait plus seulement un ruban dâasphalte : elle devenait un terrain de jeu, une expĂ©dition Ă la mesure de son imaginaire dâenfant.
Les saisons en famille
Le Jeep, câĂ©tait aussi les balades estivales « pas de toit, pas de porte », comme disaient les enfants, exaltĂ©s par cette libertĂ© brute, cheveux au vent et rires emportĂ©s par la vitesse. Bon, vitesse est un grand mot quand on roule en Jeep!
Ma mĂšre, qui nâavait pas froid aux yeux â au propre comme au figurĂ© â, enfilait son foulard et sâinstallait fiĂšrement Ă lâavant, prĂȘte à « aller voir la grande eau ». Elle avait ce courage tranquille et cette curiositĂ© qui sâaccordaient si bien avec lâesprit du Jeep.
Mon pĂšre, lui, montait Ă bord avec une autre mission. Un jour, j'ai demandĂ© Ă mon pĂšre de m'accompagner pour aller chercher du bois de chauffage. Il approchait de ses 90 ans. Ancien cultivateur dans les annĂ©es 30-40, ça lui faisait toujours plaisir de venir au champ. En partant de la rĂ©sidence pour personnes ĂągĂ©es, je le vis sâapprocher avec sa paire de gants de travail.
â Papa, tu nâauras pas besoin de tes gants. Je ne pense pas que tu vas transporter des bĂ»ches. Tu me regarderas travailler en prenant un bon bol dâair frais.
â Ah OK, rĂ©pondit-il, un peu déçu.
Une fois sur place, je mâappliquais Ă charger les derniĂšres bĂ»ches dans la remorque. Mon pĂšre, accoudĂ© Ă la ridelle de la remorque me regardait travailler, mais Ă un certain moment, lâenvie de mettre la main Ă la pĂąte lui prit. Il accrocha sa canne Ă la ridelle et il prit de petites bĂ»ches pour les embarquer. Fier de son coup, il me regarda, le sourire fendu jusquâaux oreilles.
â Une chance que câest du tilleul.
Ce jour-là , le Jeep n'était plus l'aventure des grands espaces, mais celle, simple et essentielle, d'un pÚre et son fils partageant un moment de travail. La chaleur du bois ramené à la maison n'était rien comparée à celle de ce sourire fendu jusqu'aux oreilles.
La tempĂȘte et la route ouverte
Parmi les souvenirs marquants, il y a cette fois oĂč, revenant dâune communautĂ© anishnabe, je me suis retrouvĂ© face Ă cent kilomĂštres de route forestiĂšre ensevelie sous une tempĂȘte de neige. Mon Jeep sâest transformĂ© en chasse-neige improvisĂ©, poussant la poudreuse de chaque cĂŽtĂ© comme une locomotive qui fend un banc de neige.
Pendant quelques kilomĂštres, jâai mĂȘme ouvert la voie Ă des motoneigistes, Ă©tonnĂ©s de suivre la trace dâun Wrangler lĂ oĂč leurs machines peinaient. Ce jour-lĂ , il a prouvĂ© quâil avait lâĂąme dâun pionnier.
Les derniers tours de roue
En 2023, il mâa encore aidĂ© Ă parcourir des centaines de kilomĂštres dans le cadre dâun reportage sur les chemins forestiers. Mais je savais dĂ©jĂ . Les bruits insolites sâaccumulaient, les « rottles » dâune vieille guimbarde se faisaient entendre Ă chaque secousse. Il Ă©tait toujours loyal, mais je voyais bien quâil arrivait au bout de la piste.
Je lâai gardĂ© encore deux ans. Il sortait de moins en moins, restait souvent immobile dans la cour.
La semaine derniĂšre, jâai pris la dĂ©cision de mâen dĂ©faire. Peut-ĂȘtre certaines de ses piĂšces permettront Ă un autre Jeep de prolonger sa vie. Mais le mien reste lĂ , prĂ©sent dans mes souvenirs. FidĂšle encore, Ă sa maniĂšre.
Plus quâun vĂ©hicule
CâĂ©tait mon quatriĂšme Jeep. Je le savais dĂ©jĂ , mais je lâai encore confirmĂ© : on ne choisit pas un Jeep comme on choisit une autre voiture. Il impose une façon de voyager, un rapport au temps et Ă lâespace. Il a ses caprices, mais il a surtout sa personnalitĂ©. Il faut accepter que parfois lâeau sâinfiltre et vienne mouiller le pantalon, ou quâon se fasse dĂ©passer sur lâautoroute par des Tesla dont le conducteur se demande qui peut bien encore voyager dans un tel engin archaĂŻque. Son confort spartiate ne mâa jamais empĂȘchĂ© dâavaler des centaines de kilomĂštres pour atteindre le bout de la piste. Ceux qui en possĂšdent un comprennent : seul un Jeep est vraiment un Jeep.
Et quand je repense Ă toutes ces routes, Ă ces moments partagĂ©s avec mes enfants, mes parents, mon chien, je mesure Ă quel point ce Wrangler a Ă©tĂ© plus quâun vĂ©hicule. Il a Ă©tĂ© un fil conducteur entre les gĂ©nĂ©rations, un trait dâunion entre la maison et lâailleurs, entre la routine et lâaventure.
Aujourdâhui, il ne roule plus. Mais il reste dans ma mĂ©moire comme un compagnon fidĂšle, dont chaque souvenir Ă©voque une odeur de forĂȘt, un Ă©clat de rire ou une piste enneigĂ©e. Et chaque fois que je croiserai un Jeep sur la route, il me faudra un effort pour ne pas le saluer comme le font les conducteurs de Jeep.
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Explorer. Comprendre. Raconter. â Ce mantra guide ma pratique depuis toujours.
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