L’empreinte oubliée
Quand les voyageurs canadiens-français occupaient et façonnaient l’Amérique
«Ils étaient une race à part. De l’aube à la nuit tombée, ils pagayaient dans leurs grands canots et transportaient d’énormes charges, affrontant les tempêtes, les rivières sauvages et inexplorées, les Indiens hostiles et les rivaux impitoyables avec une joie et un abandon qui n’ont peut-être jamais été égalés dans la conquête et l’exploitation d’un nouveau pays par l’homme.»
- Sigurd F. Olson
Les coureurs de bois canadiens-français, comme l’écrivait le père jésuite Camille Rochemonteix en 1709, étaient dotés d'une force et d'une bravoure exceptionnelles :
« (…) ils ont autant de vigueur que d’adresse. Ils supportent des fatigues extrêmes… Ce sont des hommes qui ne s’embarrassent pas de faire cinq ou six cents lieues en canot, l’aviron à la main, de vivre durant un an ou dix-huit mois de maïs et de graisse d’ours, et de dormir sous des cabanes faites d’écorces ou de branches. Voici la vie de ceux qui partent en traite. Elle semble dure, et n’est adoucie que par la viande fraîche et le poisson qu’ils consomment lorsqu’ils se trouvent dans des lieux propices à la chasse et à la pêche.»
Pendant trois siècles, le peuple canadien-français a été un peuple de voyageurs et de coureurs des bois. Cette tradition a façonné une culture profondément liée aux voies navigables du continent, à la découverte et à la survie en territoire inconnu. Lionel Groulx, historien, décrivait ainsi cette identité unique : une « race canadienne-française faite pour vivre au fond d’un canot, le nez au vent, ivre d’aventure ».
Une domination oubliée sur l’Amérique intérieure
Avant l’expansion américaine vers l’Ouest, les voyageurs canadiens-français ont été les premiers à explorer et à cartographier l’intérieur du continent. Bien avant Lewis et Clark, des figures comme Pierre-Esprit Radisson, Louis Jolliet, Étienne Brûlé et La Vérendrye ont parcouru les terres inexplorées, tissant des alliances avec les Premières Nations et établissant un réseau de commerce qui s’étendait du Saint-Laurent jusqu’aux Rocheuses et au delta du Mississippi.
Même après la Conquête britannique de 1763, les Canadiens-français sont restés les maîtres incontestés du commerce des fourrures. Leur influence s’est prolongée avec la Compagnie du Nord-Ouest (NWC), rivale de la Compagnie de la Baie d’Hudson, et même au sein de la Compagnie américaine de la fourrure de John Jacob Astor, où les trappeurs canadiens-français constituaient une main-d’œuvre essentielle.
Saint-Louis, au Missouri, fondée en 1764 par des francophones, était un centre névralgique du commerce des fourrures où le français est resté dominant jusqu’en 1860. Cette présence francophone est encore visible aujourd’hui à travers la toponymie de l’Ouest américain : Rivière Platte, Grand Teton, Boise, Des Moines, et bien d’autres.

(Radisson et Des Groseillers établissant le commerce des fourrures dans le Nord-Ouest, 1662", peinture d’Archibald Bruce Stapleton, Musée McCord)
Les "mountain men" et l’héritage francophone effacé
L’histoire populaire américaine a glorifié des figures comme Kit Carson, Jim Bridger et Daniel Boone, mais la réalité est que la majorité des véritables « mountain men » étaient d’origine canadienne-française. Le célèbre Jim Bridger, souvent présenté comme l'archétype du "mountain man" américain, a travaillé avec de nombreux Canadiens-français et a été formé par eux.
Étienne Provost, Michel Bourdon, Pierre Ducharme et Joseph Roubidoux figurent parmi les trappeurs qui ont réellement ouvert l’Ouest. Certains, comme Jean-Baptiste Charbonneau, fils de Toussaint Charbonneau et de Sacagawea, ont joué un rôle clé dans les grandes expéditions américaines.
Ceux qui ont réellement marqué l’histoire de l’Ouest canadien et des États-Unis étaient Canadiens-français et n’ont JAMAIS appris l’anglais.
Malgré leur rôle central, ces Canadiens-français ont été largement effacés du récit historique officiel. Une partie de cet oubli s’explique par l’américanisation de l’histoire, où la conquête de l’Ouest est souvent racontée à travers le prisme des pionniers anglophones. De plus, les Canadiens-français de cette époque laissaient peu de traces écrites, contrairement aux explorateurs britanniques et américains qui documentaient méticuleusement leurs voyages.
Une identité négligée et des politiques d’accès au territoire absurdes
Ironiquement, alors que les voyageurs canadiens-français ont été les véritables pionniers de l’exploration du continent, leur mémoire est aujourd’hui reléguée au folklore. Pire encore, au Québec même, il est presque impossible de pratiquer le canot en arrière-pays avant le 20 mai et après la mi-septembre, dans les parcs nationaux et réserves fauniques. Des circuits de canot ont été supprimés, des sentiers de portage abandonnés, et l’accès au territoire restreint par des réglementations qui vont à l’encontre même de l’héritage des voyageurs.
Pendant ce temps, une frange des sociétés anglophones de l'Ontario et du bassin des Grands Lacs, aux États-Unis, plus instruite que les Québécois pendant plus de 200 ans, a cultivé une relation d'honneur avec la nature sauvage. Cela s’est reflété dans la vitalité d’un courant littéraire distinctif, le « nature writing ».

Nombre d’écrivains anglophones ont célébré la nature sauvage en s’appuyant sur la culture des voyageurs canadiens-français. Sigurd F. Olson, l'un des plus célèbres d’entre eux, a écrit :
« Sur les deux ou trois mille kilomètres séparant Montréal du Grand Nord-Ouest, ces Canadiens-français vivaient et voyageaient avec un esprit, un sens de l’aventure et une fierté de leur métier qui compensaient les énormes distances et les difficultés. Ces petits hommes trapus — qui mesuraient rarement plus de cinq pieds quatre ou cinq — étaient vêtus d’un pagne, de mocassins et de jambières de cuir qui leur arrivaient aux cuisses, d’une chemise à ceinture avec son inévitable pochette pour le tabac et la pipe, le tout couronné d’un bonnet rouge et d’une plume. Ils étaient une race à part. De l’aube à la nuit tombée, ils pagayaient dans leurs grands canots et transportaient d’énormes charges, affrontant les tempêtes, les rivières sauvages et inexplorées, les Indiens (aujourd'hui on dirait plutôt autochtones d'Amérique) hostiles et les rivaux impitoyables avec une joie et un abandon qui n’ont peut-être jamais été égalés dans la conquête et l’exploitation d’un nouveau pays par l’homme.»
Par ailleurs, beaucoup de ces voyageurs et coureurs des bois ont partagé le mode de vie des Premières Nations. Le métissage des cultures qui en a découlé s’est transmis à une partie de la population canadienne-française. De nombreux Canadiens-français ont adopté des pratiques autochtones de chasse, de pêche, de survie et de transport, renforçant une fusion culturelle unique qui a marqué l’Amérique du Nord bien au-delà du commerce des fourrures. Toutefois, cette culture du territoire s’est progressivement effacée au cours du XXe siècle, notamment avec l’urbanisation et la centralisation de l’économie québécoise. Pendant que les Anglo-Saxons développaient une tradition littéraire et philosophique exaltant la nature sauvage, les Québécois se sont éloignés de cette relation intime avec le territoire, réduisant leur vision du bois et des rivières à une perspective essentiellement utilitaire.
Ce phénomène a permis à des intellectuels anglo-saxons de se construire et de se projeter dans une activité contemplative, mystique et spirituelle, donnant ainsi naissance aux grands mouvements de conservation qui, au Québec, n'ont vu le jour que bien plus tard, dans les années 70. Jusqu’à ce que Jean Désy publie ses premiers ouvrages, la littérature de la nature québécoise se limitait à une vision utilitaire de la forêt, représentée par des figures telles que les bûcherons de Félix Leclerc et Félix-Antoine Savard. Paul Provencher, quant à lui, fut cité par des écrivains-voyageurs américains dans les années 50, soit 15 ans avant la parution de son premier livre au Québec. Ce retard témoigne d’un décalage dans la perception de la nature, où les Anglo-Saxons ont su développer une vision idéalisée et philosophique, tandis que les Québécois sont restés ancrés dans une relation plus fonctionnelle avec leur territoire.

(À gauche, photo d'époque de Olaus J. Murie - 1917)
Une mémoire à reconstruire
Notre histoire collective a évincé les coureurs des bois et les voyageurs de notre construction identitaire et culturelle. L’image qui a prévalu est celle de l’homme responsable, solidement ancré dans sa terre, présent sur le parvis de l’église chaque dimanche. Pourtant, l’empreinte des voyageurs canadiens-français demeure inscrite dans la géographie et l’histoire du continent. Il est temps de raviver cette mémoire et de redonner à ces pionniers la place qui leur revient dans notre héritage national.
Références
Ouvrages et études historiques
- Gilles Havard et Cécile Vidal, Histoire de l’Amérique française, Flammarion, 2003.
- Gilles Havard, Histoire des coureurs des bois, Tempus, 2016
- Gilles Havard, L’Amérique fantôme : Les aventuriers francophones du Nouveau Monde, Flammarion, 2019.
- Denis Vaugeois, America: The Lewis and Clark Expedition and the Dawn of a New Power, Baraka Books, 2002.
- Gilles Bédard, Les voyageurs d'Amérique, Les éditions GID, 2012
- Georges-Hébert Germain, Les coureurs des bois, la saga des indiens blancs, Libre Expression, 2003
Ouvrages de Serge Bouchard
- Serge Bouchard et Marie-Christine Lévesque, Ils ont couru l'Amérique, Lux Éditeur, 2017.
Un livre incontournable sur les explorateurs, coureurs des bois et voyageurs canadiens-français..
- Serge Bouchard, L'homme descend de son mythe, Boréal, 1998..
Réflexion sur l'identité nord-américaine et les figures mythiques de l'histoire..
- Serge Bouchard, Le peuple rieur : Hommage à mes amis innus, Lux Éditeur, 2017..
Témoignage sur les liens entre Canadiens français et Premières Nations.
Témoignages et écrits contemporains
Sigurd F. Olson, The Lonely Land, Alfred A. Knopf, 1961..
Jean Désy, L'Esprit du Nord, XYZ éditeur, 2006..
Paul Provencher, Le dernier des coureurs des bois, Éditions de l’Homme, 1973.
Articles et recherches académiques
- Jennifer S.H. Brown, Strangers in Blood: Fur Trade Company Families in Indian Country, University of British Columbia Press, 1980..
- Bruce M. White, The Fur Trade and Metis Society in the Western Great Lakes Region, Minnesota Historical Society, 1988.
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