L’art du voyage et l’art de le raconter

Texte: M-A Pauzé. Photos: N Sentenne et M-A Pauzé

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« Ce qui est étrange avec le voyage, c’est qu’on ne comprend qu’après – et encore pas toujours – ce qu’on est allé chercher. »

— Emmanuel Lepage, Voyage aux îles de la désolation

À la nuit tombée, les petites rues du vieux village sont éclairées par quelques lampadaires. Dans cette agglomération des collines d’Auvergne, faisant partie de la commune de Blesle, j’y rencontrai le berger revenant des plateaux avec ses moutons, son frère ramenant la vache à l’étable et un autre résident faisant une promenade. Après leur avoir parlé tous les trois, chacun souhaita bonne soirée aux autres et je restai seul à déambuler entre les vieilles maisons.

Cette scène pourrait se dérouler n’importe où dans le monde. L’esprit du voyage ne dépend ni de la distance parcourue ni de l’exotisme de la destination. Il réside dans cette qualité d’attention que nous portons au monde qui nous entoure, cette capacité à accueillir l’inattendu même au coin de la rue. Le véritable voyage commence quand nous acceptons d’être surpris par l’ordinaire.

Nous descendions une vallée invisible depuis la route, le soleil chaud glissait sur les feuillages. À Madagascar, chaque pas semblait ralentir le temps. Un paysan, assis au bord de sa rizière, regardait pousser son riz, immuable. La lenteur de ce geste, répétée depuis des générations, portait plus de mémoire et de poésie que n’importe quel monument. Je n’ai pas sorti mon appareil. J’ai respiré avec lui, avec l’instant. « Cette photo que je n’ai pas prise » : c’est là que réside le cœur du voyage.

« J’ai faim de lenteurs et de silences. De m’arrêter pour un regard bordé de khôl, un mollet de femme qui se dévoile, une plaine brumeuse noyée de songes. Pour manger un bout de pain et de fromage, le cul dans l’herbe, le nez au vent. [...] Assez de voir des civilisations en boîte et de la culture sous serre. Mon musée à moi, ce sont les chemins, les hommes qui les empruntent, les places de village, et une soupe, attablé avec des inconnus. »

— Bernard Ollivier, La Longue Marche.

Depuis la pandémie, cette manière de voyager est devenue plus fragile. Les expériences sont désormais orchestrées, minutées, vendues comme des événements, et l’inattendu peine à trouver sa place. Pourtant, le voyageur authentique accepte de ne pas cocher sa bucket list. Ces listes me laissent perplexe : elles reflètent souvent une vision standardisée, déconnectée de la vie réelle. La richesse du voyage réside dans l’imprévu, les rencontres fugitives, les détails que rien ne peut prévoir.

Lorsqu’on voyage sans chercher à consommer du tourisme, un des plaisirs de déposer ses sacs dans un petit village pour plusieurs jours est que tout le monde finit par vous connaître et que la moindre occasion permet de se raconter quelques histoires. Voyager lentement permet de rencontrer et de s’infiltrer un peu dans l’univers de l’autre.

À Casablanca, dans la vaste cour de la mosquée Hassan II, la lumière glissait sur le marbre, les ombres dansaient et, quelques secondes seulement, une jeune femme en djellaba bleue est passée devant moi. Son sourire, sa démarche légère, ont suspendu le temps. L’instant a changé ma perception de la ville, de la lumière, de la vie quotidienne. La beauté se manifeste dans l’éphémère, dans ce qui échappe à tout objectif.

L’écriture devient alors un prolongement naturel du voyage. Décrire le chant d’un marché, le parfum d’une rue, la lenteur d’une prière, la lumière sur le marbre ou le souffle d’une brise, c’est partager l’invisible. Raconter, c’est inviter le lecteur à marcher à mes côtés, à ressentir ce que j’ai ressenti, à voir ce que j’ai vu.

En haut à gauche: Discussion avec un marchand de tapis. À droite: Istambul. En bas à gauche: fontaine communale à Rhodes. Photos: © Nathalie Sentenne. À droite: rédaction du journal de voyage dans un village du Haut-Atlas. Photo: © M-A Pauzé

Voyager n’est pas accumuler des paysages ou des monuments. C’est accueillir l’inattendu, se laisser toucher par la vie quotidienne, dormir sur une paillasse, partager un café au matin, traverser une médina où chaque geste devient apprentissage, chaque rencontre une révélation.

Voyager devient une pratique de la contemplation active. Raconter ce voyage, c’est offrir un espace où les lecteurs peuvent, à leur tour, se laisser surprendre et transformés. Certains voyages marquent plus que d’autres : non par ce qu’ils montrent, mais par ce qu’ils éveillent en nous.

Ces moments de grâce, ces rencontres qui transforment, habitent les pages de mon livre Regards croisés | De l'Arctique à l'Afghanistan et les récits du projet Humani Afrika.


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