Kuapitsheu – L’eau vivante sous la glace

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La sagesse innue et la science d’un besoin vital au cœur du voyage hivernal sur le territoire.

La tente est enfin dressée, sa toile tendue contre le vent mordant, tandis que le poêle d’acier diffuse une chaleur réconfortante, faisant crépiter les bûches fraîchement fendues. Installé sur la pointe dégagée qui s’avance sur le lac, le campement se fond dans le paysage hivernal, sa silhouette adoucie par la lueur vacillante du poêle. Une fine fumée s’échappe du tuyau, se fondant dans les ombres profondes de la forêt en arrière-plan, tandis que nos toboggans, renversés sur le côté pour la nuit, témoignent du voyage accompli.

Après une longue journée à tracer notre chemin en raquettes à travers la forêt enneigée, le corps se délasse, mais une dernière tâche nous attend avant de pouvoir savourer le repos du soir. Debout sur la glace, le seau à mes pieds, je dégage la neige, révélant enfin la surface dure et translucide du lac. D’un geste précis, j’abats mon bâton muni d’un ciseau à glace, brisant la couche gelée pour atteindre l’eau sombre et limpide en contrebas. Le crépuscule peint le paysage de couleurs pastel, et dans ce silence hivernal, je puise l’eau précieuse qui, bientôt, fumera dans la bouilloire, infusant le thé du soir et nourrissant le feu d’un repas bien mérité. Puiser dans cet élément vital, c'est renouer avec la simplicité d’un geste ancestral : prendre à la nature ce dont nous avons besoin, dans un respect humble et silencieux.

Dans la culture innue, l'eau est considérée comme l'un des quatre dons du Créateur, le « Grand Mystère », aux côtés du feu, de la terre et de l'air. Chaque élément mérite un profond respect, car il est porteur de vie. Lorsqu’ils étaient en forêt, les chasseurs prenaient toujours soin d’aller casser la glace sur le lac pour puiser l’eau, même pour le thé du midi, pendant que les autres montaient le campement ou préparaient le feu.

Jesse Ganish, un chasseur naskapi dans la soixantaine, se rappelle qu’il préférait casser la glace plutôt que faire fondre la neige, convaincu que l’eau ainsi puisée était meilleure pour la santé. Stéphane Bacon, auteur innu, explique que l’eau courante, considérée comme animée, est perçue comme plus vivante que l’eau de neige fondue, lui conférant ainsi des propriétés plus tonifiantes. Cette vision traditionnelle trouve aujourd’hui un écho dans les connaissances scientifiques.

En effet, lorsqu’elle devient neige, l’eau perd une grande partie de ses minéraux essentiels comme le calcium, le potassium et le magnésium. À l’état solide, elle se transforme en une eau déminéralisée, brassée avec de l’air. Or, ces minéraux jouent un rôle crucial dans l’équilibre hydrique du corps humain. Certains alpinistes en expédition, après avoir bu exclusivement de l’eau de neige fondue, ont souffert de chocs hyponatrémiques, provoquant céphalées, nausées, voire convulsions et délires. Comme quoi, la science et la poésie se rejoignent parfois dans leurs conclusions.

Que ce soit sous la toile de ma tente ou au campement d’une cabane, la première tâche du matin et la dernière du soir restent les mêmes : aller sur le lac, casser la glace, et puiser l’eau. Mon seau à la main, je regagne le campement après avoir déposé un peu de tabac dans le trou, en signe de reconnaissance envers la nature qui nous soutient. Chaque geste mérite d’être accompli avec gratitude, car la terre est notre source de vie.

À l’aube et au crépuscule, le trou se referme, comme une paupière qui se ferme sur un regard éphémère. Le lac a pris une gorgée d’air frais, et ses habitants, un instant, ont contemplé le ciel par le trou de la serrure.

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