De la couleur au noir et blanc
Genèse d'une pratique d'édition
Dans "Construire une archive permanente" et mon "Manifeste de terrain", j'annonçais une transition majeure : le noir et blanc deviendrait mon expression photographique première. Cette décision n'était pas qu'esthétique — elle impliquait de repenser entièrement ma relation aux images que je produis et à leur matérialisation.
Depuis plusieurs mois, je prépare des galeries d'impressions pigmentaires qui transforment mes archives photographiques en objets tangibles, produits avec soin et en édition strictement limitée. Ces tirages ne sont pas de simples reproductions — ce sont des témoignages matérialisés de territoires parcourus, d'observations documentées, de moments contemplés.
Voici comment s'articule cette pratique d'édition, et pourquoi elle m'amène à reconsidérer des décennies de photographie.
Le retour au noir et blanc — Voir au-delà de la surface
J'ai commencé à percer en photojournalisme à une époque où le noir et blanc déclinait dans les médias. Les plateformes n'exigeaient que de la couleur. Je me suis plié aux lois du marché pendant des décennies — non par conviction, mais par nécessité professionnelle. C'était la condition pour exister comme photojournaliste, pour publier, pour documenter les territoires que je voulais parcourir.
Cette contrainte a façonné ma production pendant des années. J'ai appris à voir en couleur parce que c'est ce que les éditeurs attendaient, ce que les magazines publiaient, ce qui se vendait.
Aujourd'hui, je m'en affranchis — de la même manière que j'ai appris à mettre du "je" dans mes reportages et récits documentaires. Le noir et blanc a toujours été mon langage visuel naturel. Il me permet de voir au-delà de la surface séduisante, de révéler structures et présences que la distraction chromatique peut masquer.
Ce retour n'est pas nostalgique. C'est un choix conscient, mûri, assumé. Après cinq décennies de photographie, je peux enfin produire les images que je veux voir exister, dans la forme qui me semble la plus juste.
Un gros plan sur les veines de glace d'un iceberg en noir et blanc révèle le temps inscrit dans la matière. Les stries d'une écorce de bouleau deviennent géométrie pure. Un chasseur inuit silhouetté sur la banquise devient présence essentielle.
Le noir et blanc ne documente pas le territoire — il révèle ce qui persiste au-delà des apparences : l'architecture du vivant, la géométrie des glaces, la présence humaine dépouillée de tout artifice.
Pasha Annahatak gratte la graisse d’une peau de phoque avec son « ulu». La graisse sera utilisée dans la préparation des aliments et la peau servira à la confection de «Kamiks», les mocassins d'hiver. Kangirsuk (2012)
Ce n'est pas un rejet de la couleur. Mes aquarelles expriment pleinement la dimension chromatique des territoires — mais avec la sobriété que ce médium fluide impose naturellement. Photographie et aquarelle se complètent : l'une révèle les structures intemporelles, l'autre exprime les atmosphères vécues.
Les turquoises translucides des glaces arctiques, les roses crépusculaires du ciel boréal, les rouges vifs du brise-glace Amundsen — toutes ces couleurs extraordinaires trouvent leur expression dans mes carnets de voyage et dans le manuscrit "Passages" à venir. Mais pour les tirages physiques destinés à traverser le temps, seul le noir et blanc porte l'intemporalité que je cherche à transmettre.
Iceberg en mer de Baffin — Photographie documentaire en noir et blanc (gauche) et aquarelle d'atelier (droite). Deux médiums complémentaires pour témoigner du même territoire.
Une précision importante : bien que le noir et blanc devienne mon expression photographique première, je continuerai d'utiliser la couleur — avec saturation allégée — lorsque la narration ou l'information documentaire l'exigera. Certains sujets perdent leur sens sans la couleur : une espèce végétale spécifique, un phénomène météorologique, un détail culturel où la couleur porte l'information. Dans ces cas, la couleur reste un outil documentaire au service du témoignage, utilisée avec sobriété et intention. Ainsi lorsque je publierai une photo couleur, il y aura une raison et le lecteur avisé pourra se pencher un peu plus pour apprécier cette raison.
L’approche artisanale — Produire des objets témoins
Une impression pigmentaire n'est pas une simple reproduction numérique. C'est un objet physique dont la qualité et la permanence dépendent entièrement des choix techniques et de l'attention portée à chaque étape de production.
Papier et encres de qualité muséale
Chaque impression est réalisée sur papier Hahnemühle ou Epson Fine Art — deux papiers "Art" reconnus dans le milieu de la photographie fine art pour leur stabilité exceptionnelle dans le temps et leur rendu des tonalités. Les encres pigmentaires Epson utilisées garantissent une conservation optimale, comparable aux tirages conservés dans les institutions muséales.
Ce choix technique assure que ces impressions traverseront les décennies sans altération significative, pour autant qu'elles soient conservées dans des conditions raisonnables. Ce ne sont pas des affiches destinées à être remplacées après quelques années. Ce sont des objets conçus pour durer.
Production en atelier
Les formats standards — 8×10, 12×18 et 16×24 pouces — sont imprimés dans mon atelier sur une imprimante Epson Stylus Pro 3800. Je contrôle chaque étape : calibration des couleurs, choix du profil ICC adapté au papier, vérification du rendu sur l'écran calibré, puis impression.
Une fois l'impression séchée, je la signe et la numérote manuscritement. Pas de signature numérique, pas d'automatisation, pas d’autopen ;-) . Chaque tirage passe entre mes mains avant d'être emballé et expédié.
Pour les grands formats — 24×36 pouces — je travaille en collaboration avec un laboratoire professionnel avec lequel j'ai établi une relation de confiance. Leur expertise sur les grands formats complète mes capacités d'atelier. Chaque impression revient ensuite dans mon atelier pour signature, numérotation et préparation du certificat d'authenticité.
Délais réalistes
Le délai de production est de 3 à 5 jours ouvrables pour les formats standards, 5 à 7 jours pour les grands formats. Ces délais peuvent s'allonger si je suis en expédition ou en territoire — une réalité que j'assume pleinement.
Pour créer les images que je partage, je dois parfois être ailleurs que devant mon imprimante. Si vous commandez une impression alors que je suis en forêt ou sur un lac isolé, elle sera produite à mon retour. Cette lenteur fait partie de l'approche.
Éditions limitées authentiques — Une discipline sans compromis
J'ai choisi une structure d'éditions strictement limitées, sans ambiguïté ni compromis :
15 exemplaires pour mes photographies documentaires (tous formats confondus)
35 exemplaires pour mes aquarelles et illustrations majeures
Édition ouverte pour mes croquis de carnets développés
Une exception réfléchie : le format 8×10
Le format 8×10 — peu courant en photographie fine art — joue un rôle différent dans cette pratique d'édition. C'est une grande carte postale, un souvenir tangible, un moyen accessible de soutenir mon travail sans faire un investissement majeur.
Ces impressions 8×10 utilisent les mêmes papiers de qualité muséale, les mêmes encres pigmentaires, et le même processus artisanal que les formats d'exposition. Elles sont signées et numérotées manuscritement. Mais elles sont proposées en édition plus large (50 à 75 exemplaires selon l'image) pour favoriser l'accessibilité.
Les formats 12×18 et plus — ceux qu'on encadre et qu'on accroche sur un mur d'exposition — demeurent strictement limités à 15 exemplaires tous formats confondus. Le 8×10 permet simplement à plus de gens de posséder une impression de qualité muséale à un coût raisonnable.
Pour toutes ces éditions — qu'elles soient limitées à 15, 35, 50 ou ouvertes — la règle reste la même : une fois qu'une édition est épuisée, l'image est définitivement retirée de la galerie. Je ne réouvre jamais une édition fermée. Pas d'exception, pas de "dernière chance", pas de série bonus trois ans plus tard.
Cette discipline n'est pas une stratégie de rareté artificielle. Elle reflète ma conviction que certaines images doivent rester rares parce qu'elles témoignent de moments ou de périodes qui ne reviendront pas. Mon corpus arctique, par exemple, documente une décennie spécifique (2012-2021) dans un contexte unique — cinq années à bord du brise-glace NGCC Amundsen, plusieurs années dans les villages inuits du Nunavik, trois passages complets du Nord-Ouest. Je ne retournerai pas dans l'Arctique dans ce contexte, à moins d'un projet exceptionnel. Ces images constituent une archive historique fermée.
Épreuves spéciales
Deux épreuves d'artiste (EA) accompagnent chaque édition. Elles demeurent dans mes archives personnelles pour d'éventuelles expositions futures ou comme documentation de mon travail. Elles ne sont jamais vendues.
Je me réserve également le droit de produire jusqu'à 5 épreuves hors commerce (HC) par image, exclusivement pour des expositions muséales ou des prêts institutionnels. Ces épreuves — souvent en formats exceptionnels — ne sont jamais offertes à la vente. Elles permettent la diffusion du travail dans un contexte éducatif sans compromettre l'intégrité de l'édition commerciale.
Si vous achetez l'exemplaire 7/15 d'une photographie arctique, vous savez avec certitude qu'il n'existera jamais que 15 exemplaires en circulation privée, plus mes deux épreuves d'artiste et, potentiellement, quelques épreuves dans des institutions publiques. Rien de plus.
Le certificat d'authenticité — Un document d'archive
Chaque impression est accompagnée d'un certificat sobre qui documente :
- Le titre de l'image
- Le lieu précis (avec coordonnées GPS quand c'est possible)
- La date de capture ou de création
- Le numéro d'exemplaire (ex: 7/15)
- Le format de l'impression
- Un bref contexte documentaire (2-3 lignes sur les circonstances)
Ce certificat n'est pas un ornement destiné à "faire sérieux". C'est un document d'archive qui inscrit chaque tirage dans l'histoire du corpus dont il est issu.
Si vous achetez une impression d'iceberg photographié en mer de Baffin, le certificat vous indiquera les coordonnées GPS approximatives, la date, et peut-être une note comme : "Photographié depuis le pont supérieur du NGCC Amundsen durant la mission Amundsen Science 2017, alors que nous traversions un champ d'icebergs dérivant vers le sud."
Je conseille de garder ce certificat dans un dossier ou de le fixer à l'endos de l'impression encadrée. Dans vingt ans, dans cinquante ans, ce document continuera de témoigner du contexte dans lequel cette image a été créée.
Pourquoi des objets physiques — Répondre au tout-numérique
À l'ère du tout-numérique, produire des objets physiques peut sembler paradoxal. Mais c'est précisément parce que l'image numérique est devenue surabondante, éphémère, consommée distraitement, que l'objet imprimé retrouve du sens.
Une impression pigmentaire sur papier _«Fine Art»_ de qualité muséale, signée et numérotée, accrochée sur un mur, n'est pas la même chose qu'une image défilée sur un écran. C'est un objet témoin. C'est une présence matérielle qui ralentit le regard, qui invite à la contemplation plutôt qu'à la consommation.
Ces impressions ne remplaceront jamais la présence directe en territoire — rien ne remplace l'expérience du froid sur la peau, du vent dans les oreilles, de l'odeur de la toundra humide après la pluie. Mais elles peuvent prolonger cette expérience, la ramener dans le quotidien, créer un lien tangible avec ces lieux que la plupart des gens ne verront jamais.
Je choisis de les produire en édition limitée parce que certaines de ces images — particulièrement celles du corpus arctique — témoignent de moments, de lieux, de contextes qui ne reviendront pas. Leur rareté n'est pas artificielle. Elle reflète une réalité documentaire.
En haut à gauche: croquis de carnet. À droite, parcelle d'une illustration d'atelier en édition limitée. En bas à gauche: l'illustration d'atelier encadrée. À droite, aquarelle d'atelier en édition limitée.
Accessibilité et intégrité — L'équilibre économique
Les prix que j'ai établis cherchent un équilibre entre accessibilité et reconnaissance du travail investi.
Une impression 8×10 de la forêt boréale à 65$ en édition découverte reste accessible pour quelqu'un qui souhaite soutenir mon travail sans faire un investissement majeur. Une grande impression arctique 24×36 à 500$ reflète la rareté documentaire de ce corpus et les années d'immersion qu'il a nécessitées — cinq ans à bord d'un brise-glace de recherche, trois traversées complètes du Passage du Nord-Ouest, des hivers dans des villages isolés du Nunavik.
Je ne négocie pas les prix. Ils sont justes, transparents, et identiques pour tous. Si quelqu'un trouve qu'une impression est trop chère, c'est son droit absolu. Si quelqu'un décide qu'elle vaut ce prix, alors nous sommes d'accord et l'échange a du sens.
Les abonnés de mon espace membre Autour du feu reçoivent une réduction de 25% sur la collection ouverte (croquis de carnets) et sur le format découverte 8×10. Ils bénéficient également d'un accès prioritaire aux nouvelles images — une semaine avant leur publication publique — ce qui leur permet de découvrir et d'acquérir les nouveaux tirages en avant-première. Un avantage tangible qui valorise leur soutien continu sans brader le reste du corpus.
Une galerie qui évolue lentement — Sélection contemplative
Ces galeries ne seront jamais un catalogue de 200 images scrollables en cinq minutes. Elles resteront resserrées, contemplatives, évolutives au rythme de mon travail en territoire.
Des images de la forêt boréale seront ajoutées progressivement, au fil de mes sorties en canot, de mes séjours à la cabane de trappeur, de mes bivouacs en territoire isolé. Certaines éditions s'épuiseront et disparaîtront définitivement. De nouvelles aquarelles d'atelier seront créées durant les mois d'hiver, quand je travaille à la table à dessin plutôt qu'en expédition. La collection ouverte accueillera de nouveaux croquis issus de mes carnets au fur et à mesure que je les numérise et que je les prépare pour l'impression.
Mais l'ensemble restera fidèle à cette approche : sélection rigoureuse, production artisanale, éditions limitées authentiques, transparence totale.
Ces galeries ouvriront officiellement en février 2026. D'ici là, je continuerai de préparer les tirages, de numériser les archives, de rédiger les certificats. Lentement, méthodiquement, comme tout le reste de mon travail.
Si vous souhaitez suivre l'évolution de ce projet et de mon travail en territoire, je vous invite à vous abonner à mon infolettre mensuelle Carnet d'un vagabond. C'est là que j'annonce les nouvelles images disponibles, les éditions qui se ferment, et les réflexions qui accompagnent cette pratique.
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