Construire une archive permanente

Quand l'exceptionnel devient normal 

Texte : M-A Pauzé 

Photo couverture: Documentation terrain, Arctique canadien, juillet 2021

Un créateur québécois que je respecte vient de publier un texte difficile. Après six mois à produire une centaine de vidéos, après 17 jours de survie en forêt où il a perdu 23 livres pour filmer un loup, il abandonne YouTube.

Raison : une vidéo générée par intelligence artificielle montre un loup identique, produit en quelques secondes. Comment prouver que le sien était réel ?

Sa conclusion : fuir le numérique. Revenir à la conférence, au contact humain direct, à ce que l'IA ne peut pas remplacer. Je comprends ce choix. Mais ce n'est pas le mien.

Le diagnostic est juste

Il a raison sur un point essentiel : nous vivons l'effondrement de la rareté documentaire. L'IA ne produit pas seulement des images crédibles — elle normalise l'extraordinaire. Un loup filmé après 17 jours d'effort devient indistinguable d'un loup généré en 17 secondes. Le travail de terrain perd sa signature visible.

Pour un créateur dont la carrière repose sur YouTube ou sur les réseaux sociaux, cette contamination est fatale. L'algorithme ne distingue pas l'authentique du simulé. Il récompense ce qui génère des vues, peu importe l'origine.

J'ai compris ça il y a quelques temps en retirant mes photographies de Facebook. Non par peur de l'IA, mais parce que nourrir un algorithme qui entraîne des modèles génératifs ne sert pas mon travail. Mes images documentaires ne sont pas du contenu jetable. Elles constituent une archive de 50 ans de présence sur des territoires rares.

Deux réponses au même problème 

Lui choisit la conférence : la performance en personne, l'éphémère authentifié par la présence physique. Moi, je construis une archive permanente.

Pourquoi cette différence ?

Parce que j'ai un avantage qu'il n'a peut-être pas : l'antériorité temporelle et une signature - mes mots et mes images. Mes photographies de l'Arctique canadien (2012-2021) précèdent ChatGPT. Mes carnets de terrain à bord du NGCC Amundsen incluent dates, coordonnées GPS, carnets météo, témoins d'équipe. Mes manuscrits portent la marque des lieux où ils ont été écrits.

«La valeur de ce que je fais ne réside pas seulement dans la forme produite, mais dans le lien maintenu avec le monde. Le réel ne se remplace pas. Il se rencontre, puis se transmet. Explorer, comprendre et raconter.»

L'IA peut imiter mon style. Elle ne peut pas antédater mon existence. Mon corpus documentaire est vérifiable. Pas seulement crédible — prouvable. C'est cette archive que je choisis de sanctuariser, plutôt que de la dissoudre dans des flux algorithmiques où elle serait indistinguable du simulé.

Conséquences concrètes

Ce positionnement entraîne des choix radicaux pour 2026.

D'abord, une décision esthétique : toute ma photographie documentaire sera désormais présentée en noir et blanc. Après des décennies en couleur pour le marché photojournalistique, je reviens à ce qui constitue mon véritable regard. Comme je l'explorais récemment dans mon analyse du photojournalisme monochrome, le noir et blanc révèle les structures, les textures, les présences essentielles. C'est ma langue visuelle, celle qui dit "j'ai été là" sans artifice. Mes photos seront en couleur uniquement quand la pertinence narrative ou informative l’exigera.

Ensuite, la création d'un espace privé — "Autour du feu" — où je publierai carnets de terrain, manuscrits en feuilleton, archives photographiques, processus d'atelier. Un lieu cumulatif, à l'opposé des flux jetables. Ce qui s'y ajoute reste consultable. On y construit une bibliothèque vivante, pas un fil d'actualité.

Enfin, le lancement de galeries de tirages pigmentaires : quatre collections (Arctique canadien, Forêt boréale, Aquarelles d'atelier, Collection ouverte) en éditions muséales limitées. Chaque tirage inclura, au verso, coordonnées GPS et référence au carnet de terrain. Le tirage devient certificat géographique.

Et des livres. "Passages", mon manuscrit de l'Arctique, sera publié en deux volumes : une version texte accessible, et une édition photo/art.

Pas de fuite, mais une réorganisation

Je ne fuis pas le numérique. Je refuse sa hiérarchie actuelle.

Les plateformes algorithmiques (Facebook, YouTube, Instagram) deviennent des panneaux indicateurs, rien de plus. Mon énergie créative se concentre sur mes actifs contrôlés : mon site web et ma newsletter mensuelle, qui atteignent déjà plusieurs centaines d’abonnés avec des taux d'ouverture de plus de 25 % et de clic de 4-6 %.

Là où d'autres fuient vers l'éphémère (la conférence), je construis du permanent (l'archive).

Là où l'IA normalise l'extraordinaire, je date l'irremplaçable.

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Ce positionnement s'inscrit dans une démarche plus large

Le choix que je défends ici — privilégier l'archive permanente à l'éphémère algorithmique, valoriser l'antériorité documentaire — découle de principes fondateurs que j'ai formalisés récemment.

Lire le Manifeste de terrain

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Une invitation 

Si cette démarche résonne pour vous — si vous préférez la profondeur à la viralité, l'archive au flux, le réel documenté au vraisemblable simulé — mon site web, le futur espace «Autour du feu» et mon infolettre restent les meilleurs endroits pour suivre ce qui se construit. Pas de promesses spectaculaires. Juste un travail de terrain qui s'accumule, mois après mois, depuis 50 ans.

Le réel ne se remplace pas. Il se rencontre, puis il se transmet.


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À propos de ma démarche

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Mon travail allie journalisme narratif, photographie documentaire et immersion prolongée sur le terrain.

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