Bivouac par -84˚

«(...) Les doigts gourds, il prit son élan, cherchant une prise plus haut. Mais soudain, un crissement... la pointe des crampons dérapa. Un souffle coupé. Une chute.»

Odell Gully, Mont Washington

27 décembre 1989

Nous avions quitté le refuge la veille, mes deux compagnons et moi, dans l’ombre silencieuse du matin, où seul le crissement de nos pas sur la neige brisait le silence glacé. Yves, mon partenaire de cordée habituel, et Michel, ami d’enfance, marchaient à mes côtés, silhouettes noires sur la neige bleutée. L’air était vif, presque mordant, mais le ciel, d’une clarté éclatante, promettait une belle journée. Seul un avertissement météorologique annonçait un vent violent en fin de journée. Nous étions partis légers, avec notre matériel de glace, quelques vêtements supplémentaires et des vivres de course.

Au pied de la paroi, un mur de 300 mètres s’élevait, austère et glacé. Déjà, le vent sifflait à travers les couloirs, soulevant des volutes de neige sèche. Les rafales nous secouaient, emportant çà et là une sangle ou un gant mal arrimé. Yves prit la tête. Pour gagner du temps, nous progressions en simultané, sans relais. Une danse de glace et d’acier, où seule une confiance absolue pouvait compenser le danger.

À mesure que nous montions, le vent se faisait cinglant, sculptant la neige en lames acérées. La glace, fine par endroits, nous contraignait à chercher des appuis sur la roche nue. Nos gestes devenaient plus précis, plus mesurés. Chaque mouvement comptait. Puis vint l’obstacle. Une dalle verticale, lisse comme un mur de verre, sans fissure apparente. Yves, en tête, repéra un piton ancien, solitaire vestige d’une ascension passée. Il y fit passer la corde, marquant une fragile ligne de vie. Il hésita un instant, scrutant les aspérités invisibles. Les doigts gourds, il prit son élan, cherchant une prise plus haut. Mais soudain, un crissement... la pointe des crampons dérapa. Un souffle coupé. Une chute.

«La neige s’infiltrait partout, et les Dieux de la montagne, implacables, nous punissaient de notre arrogance.»

Un choc brutal. La corde se tendit d’un coup sec. Suspendu dans le vide, Yves resta figé un instant, sonné. Le piton avait tenu. Je serrai la corde dans mes gants glacés, mon cœur battant à tout rompre. Yves remonta, reprenant son ascension avec une lenteur calculée. Ses crampons raclaient la roche, cherchant le moindre relief. Il avançait, presque en apesanteur, équilibriste du vide.

Le vent devint tempête. Des rafales furieuses fouettaient la montagne, nous arrachant le souffle et nous faisant vaciller sur nos appuis. Chaque bourrasque semblait une main invisible cherchant à nous précipiter dans le vide, tandis que la glace cinglait nos visages, brûlante comme une morsure d’acier. L’air mordait nos visages, creusant nos chairs comme une lame. La nuit tombait. La température s’effondrait. -30°C, puis plus bas encore. Le vent soufflait à 140 km/h, transformant la paroi en une prison de froid et d’ombre. Nous étions pris dans le blizzard. La neige s’infiltrait partout, et les Dieux de la montagne, implacables, nous punissaient de notre arrogance.

Impossible d’aller plus loin. Il fallait bivouaquer, ici, suspendus entre ciel et abîme. Une minuscule terrasse, à peine assez large pour s’y tenir. Nous tentâmes de creuser un abri dans la neige, mais il n’y en avait pas assez. Michel s’y installa tant bien que mal, tandis que Yves et moi nous recroquevillions sous un surplomb rocheux.

Le froid s’insinua partout, serpent invisible et cruel, s’enroulant autour de nous comme une étreinte glaciale, engourdissant nos membres jusqu’à la douleur. Nos corps frissonnaient sans répit, secoués de tremblements incontrôlables. Ma gourde, glissée sous mes couches de vêtements, resta gelée. Comme moi. L’air vibrait du hurlement du vent, et nos appels à Michel se perdaient dans la nuit. Le temps s’étira, cruel et sans fin. Peu à peu, mes pensées se dissociaient, se perdaient dans un labyrinthe glacé. Il ne fallait pas dormir. Surtout ne pas dormir. 

À l’aube, nous devions partir. Michel, épuisé, ne frissonnait même plus. C'était le premier signe d'une chute dangereuse de sa température corporelle, une étape critique vers l'hypothermie profonde, potentiellement mortelle. Il fallait bouger, immédiatement. Avant de reprendre l’ascension, je jetai un regard à mes pieds. Mes orteils, rigides, insensibles, semblaient faits de bois congelé. Nous gravîmes les derniers 75 mètres avec une lenteur exténuée, chaque mètre arraché au néant. Le sommet fut une délivrance. Le vent, toujours puissant, nous frappa de plein fouet, mais nous devions continuer d’avancer. De l’autre côté, la descente vers la vallée nous attendait, promesse de chaleur et de vie.

Il me fallut sept mois pour guérir, sept mois à voir les couches superficielles de ma peau se nécroser et disparaître, à ressentir l’absence de sensation là où mes terminaisons nerveuses mettraient des années à se reconstruire. Mais cette nuit-là, j’avais apprivoisé le froid, fait corps avec lui. Depuis, il ne m’a plus jamais arrêté, et j’ai continué à vivre pleinement ma nordicité. Depuis cette nuit-là, je n’ai plus jamais eu froid. Peu importe l’hiver, peu importe le vent. Il ne peut pas faire plus froid que ça.

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Ce récit s’inscrit dans une approche d’écrivain-reporter visuel, alliant rigueur journalistique, écriture immersive et photographie documentaire. Chaque image, chaque texte, est né d’une expérience vécue, où j’étais non seulement témoin, mais aussi partie prenante de l’histoire.

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