Au fil du détroit de Bellot : Mémoires d’un passage intime
12 octobre 2020 — J’ai 60 ans. Nous approchons l’embouchure Est du détroit de Bellot. Trois puissants faisceaux de lumière percent l’obscurité tandis que le navire se fraye un chemin à travers une lisière de glace, bloquant l’entrée de ce passage étroit. Ce petit détroit, niché dans l’archipel du Haut-Arctique canadien, revêt pour moi une signification particulière.
Le détroit de Bellot, large d’à peine deux kilomètres à certains endroits, est l’un des passages les plus délicats du Haut-Arctique et revêt une grande importance dans l’histoire de la navigation en Arctique au Canada. Sa navigation est rendue périlleuse par de puissants courants de marée, atteignant parfois une vitesse de huit nœuds, à comparer aux six nœuds du puissant courant du fleuve Saint-Laurent. Mais contrairement à ce dernier, le courant du détroit change de direction à chaque marée, ajoutant un niveau supplémentaire de complexité. La glace, qui peut obstruer l’accès à tout moment, accentue encore la difficulté. Découvert en 1852 par l’explorateur britannique William Kennedy et son compagnon français Joseph-René Bellot, à qui il doit son nom, ce passage demeure un défi redoutable pour les navigateurs.
En plus d’être un couloir stratégique dans le passage du Nord-Ouest, il est chargé d’histoire. Le Canadien d’origine norvégienne Henry Larsen fut le premier à franchir le passage du Nord-Ouest dans le sens Ouest-Est, entre 1940 et 1942, réalisant ainsi la deuxième traversée de l’histoire après celle de Roald Amundsen. Lors de son périple, il franchit le détroit de Bellot et se ravitailla à Fort Ross, un poste de la Compagnie de la Baie d’Hudson situé à l’entrée Est du détroit.
Larsen ne s’arrêta pas là : en 1944, il devint le premier à traverser le passage dans les deux sens. Ce second exploit, accompli en une seule saison – un fait inédit à l’époque – démontra non seulement sa maîtrise de la navigation dans ces eaux traîtresses, mais aussi l’importance stratégique croissante du passage du Nord-Ouest. À travers ses traversées, Larsen incarna à la fois l’esprit d’aventure et les défis immenses que représente l’exploration de l’Arctique.
Été 1975 — J’avais 15 ans. Des cartes de l’Amérique déployées sur le sol du salon, mon ami Michel et moi les analysions à la loupe, rêvant d’une grande aventure : traverser les Amériques, du nord au sud, à pied. Le point de départ, pensons-nous, serait l’extrémité nord de l’Amérique continentale. Après une heure de recherches, nous avons localisé cet endroit sur la rive sud d’un passage étroit, séparant l’île Somerset de la péninsule de Boothia et du reste du continent.
Ce projet d’adolescents a nourri nos conversations, jusqu’à ce que je parte pour l’armée et que Michel entame son parcours académique, le menant à un doctorat en physiologie humaine. Nous n’avons jamais réalisé notre expédition... et, à ma connaissance, personne d’autre ne l’a jamais entreprise.
Août 2017 — J’ai 57 ans. À bord du NGCC Amundsen, nous remontions du golfe de la Reine-Maud, dans le passage du Nord-Ouest, pour atteindre le détroit de Bellot. Cet étroit passage relie l’île Somerset à la péninsule de Boothia.
Peu avant d’y arriver, le capitaine Lafrance fit irruption dans ma cabine, adoptant un air faussement dramatique. Il me confia une mission tout en retenant un fou rire : en hélicoptère, je devais, avec un petit groupe, déposer un message sous un cairn de roches sur un promontoire dominant le détroit. Puis, nous devions nous rendre à Zénith Point, la pointe extrême nord de l’Amérique continentale, pour une photo destinée à la Garde côtière à l’occasion du 150ᵉ anniversaire du Canada.
Près de midi, nous pénétrâmes dans le détroit sous un épais brouillard, conférant à la scène une aura de mystère et de sérénité. Quelques minutes plus tard, je me trouvai à un endroit où, 42 ans plus tôt, deux ti-culs avaient posé leurs regards sur une carte déployée au sol.
«... nous pénétrâmes dans le détroit sous un épais brouillard, conférant à la scène une aura de mystère et de sérénité...»
12 octobre 2020 — Tandis que Zénith Point défile sur bâbord, nous passons sous le promontoire rocheux où un message devrait reposer dans un tube métallique sous un cairn. Le navire glisse ensuite entre deux falaises pour émerger dans le détroit de Franklin.
En Arctique, une tradition veut que lorsqu’on découvre un message dans un tube déposé sous un cairn, on y ajoute à son tour un nouveau message ou, à défaut, on remplace celui déjà présent. Ce geste, chargé de symbolisme, tisse un lien invisible entre ceux qui traversent ces territoires reculés, rappelant les récits des explorateurs d’autrefois. Chaque ajout est une contribution à l’histoire collective de l’Arctique, un témoignage de passage dans un environnement où le temps semble suspendu et où chaque trace humaine finit par disparaître, ensevelie sous la glace ou dispersée par le vent.
Le détroit de Bellot est un lieu hors du temps, traversé par de forts courants marins et rarement fréquenté. Mais, pour moi, il symbolise surtout un lien entre un rêve de jeunesse, deux amis chers, et la réalité. L’un de ces amis est aujourd’hui le parrain de ma fille, et l’autre, un commandant de brise-glace à la retraite.
17 octobre 2020 — L’hiver s’installe rapidement dans l’ouest du Haut-Arctique. Sur le chemin du retour, nous devons à nouveau franchir le détroit de Bellot. Le commandant Dugal, qui a remplacé le commandant Lafrance à la retraite, me propose d’accompagner Cameron et Kristen, les observateurs de glace, pour une patrouille aérienne. Le survol révèle que la glace qui bloquait l’Est la semaine précédente commence à s’infiltrer.
Nous en profitons pour vérifier le cairn de 2017, mais une surprise nous attend : la bouteille métallique contenant notre message a disparu. Le cairn demeure, mais le promontoire a repris son mystère.
À gauche, Dick Morissette écrit son nom sur le message qu’on laissera dans un tube métallique sur Half Way Point en 2017. À droite, bien que le cairn soit toujours là, il n'y a aucune trace de notre message ni du tube métallique.
De retour sur le brise-glace, je peins à l’aquarelle sur le pont, par -1 ˚C, en ajoutant quelques gouttes de gin à l’eau pour prévenir le gel. C’est au rythme du martèlement sourd de la coque contre les blocs de glace et sous le souffle glacé du vent sur ma peau que j’entreprends de fixer ce moment dans mon carnet d’aquarelle. Le résultat, unique à mes yeux, est autant le reflet de ce que j’ai peint que de ce que j’ai vécu. Et peut-être suis-je le seul à y déceler, figés dans les pigments, quelques cristaux créés par le froid de cet instant.
En passant sous le promontoire de Half Way Point, je songe au tube métallique que nous avions laissé sous le cairn en 2017. Contrairement à ceux de Zénith Point ou de Fort Ross, il n’apparaît sur aucune carte. Pendant quelques années, trois tout au plus, notre passage y aura laissé une trace. Était-ce une empreinte de trop ? L’humain s’efforce trop souvent de marquer son passage, comme s’il avait une importance particulière, alors que la nature, indifférente, s’emploie à effacer ces signes, souvent lourds de conséquences.
En repensant à la disparition de notre bouteille, je me dis qu’il est probable que quelqu’un l’ait prise. Le cairn était intact, et il est peu vraisemblable qu’un animal, après s’être emparé du tube métallique, ait soigneusement reconstruit les pierres. Pourtant, il est surprenant qu’un autre passant dans ce détroit, où la navigation est déjà si rare, ait non seulement décidé de s’arrêter, mais également de gravir Half Way Point pour vérifier la présence d’un message sous le cairn.
Ce geste, qu’il soit intentionnel ou fortuit, nous rappelle que rien n’est vraiment permanent, pas même les marques que nous espérons laisser. Comme les traces de pas dans la neige balayées par le vent, nos empreintes s’effacent, souvent bien plus vite que nous l’imaginons. Et avec les bouleversements climatiques, même le paysage arctique, autrefois perçu comme éternel, se transforme. La glace recule, les courants changent, et ce promontoire, chargé d’histoire et de mystère, risque de n’être qu’un souvenir figé dans les récits des navigateurs.
Les changements imposés par le dérèglement climatique rappellent que l’Arctique, malgré son apparente immobilité, est aussi vulnérable, sinon plus, que le reste du monde. Même ici, aux confins de la terre, l’impermanence s’impose, bouleversant des paysages que l’on croyait intacts et immuables.
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Avec Daniel, un cartographe et musicien à bord, nous avons créé un film relatant cette traversée, accompagné de ses compositions musicales. Alors, voici : mettez le film en plein écran et montez le son. N’oubliez pas de regarder jusqu’à la toute fin – des séquences surprises vous y attendent.
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