Au cœur de l’île rouge

Mes premiers pas à Madagascar, entre les ombres du passé et l’énergie vibrante de l’île.

Il n’y avait plus de place à l’hôtel près de l’aéroport d’Orly, celui que mon patron m’avait recommandé pour patienter entre deux vols. Douze heures à attendre. L’hôtel, zone tampon impersonnelle, aurait permis de poser mes valises, ne serait-ce que quelques heures. On m’autorisa quand même à m’installer dans le lobby. L’air y était frais, mais sans âme, comme une chambre vide où la présence n’avait pas encore pris place. Mes bagages, déposés à la consigne, m’avaient allégé d’un fardeau.

Je m’assis, cherchant un peu de repos. J’essayai de lire. Rapidement, les lignes ondulèrent, comme de l’encre jetée dans l’eau. Le sommeil me prit là, sur un fauteuil, sous les regards indifférents des employés et des voyageurs pressés. Dans cet espace sans heure, j’avais disparu quelques instants.

Plus tard, la lumière filtrait doucement à travers les fenêtres. Je me retrouvai dehors, assis sur le rebord du trottoir. D’un geste lent, je sortis de mon sac un morceau de pain et un peu de fromage, rescapés du vol Montréal–Paris. La chaleur du bitume m’enveloppait. Je mangeais lentement, comme un acte solitaire et presque sacré. Entre deux bouchées, je regardais passer les voitures, écoutais le crissement du gravier sous les roues d’un chariot à bagages. La scène était modeste, presque invisible. Mais je savourais ce moment suspendu. Une vague de calme m’envahit, comme si le monde s’était mis en pause pour me laisser respirer. Une paix fragile, flottante. Elle me permettait d’exister — à peine — dans un coin oublié de cette grande ville. Seul, à l’autre bout du monde.

L’heure approchait pour le deuxième envol — celui vers l’océan Indien.

Après vingt heures de vol, trente-six heures de transit, j’atteignis enfin l’île rouge. Le tarmac d’Antananarivo brillait sous un soleil épais. À peine sorti de l’aéroport, l’air chaud, saturé de poussière, d’épices et de terre rouge, me frappa au visage comme une claque. Une odeur sèche et dense, qui imprégnait l’air et se collait à ma peau.

Dans le taxi brinquebalant, je regardais défiler le paysage derrière la vitre : des rizières en terrasse, des maisons en briques crues, des silhouettes penchées sur l’eau, et partout, la poussière ocre. La ville semblait flotter dans une brume sèche et les rues débordaient de vie. Tout était mouvement : klaxons essoufflés, moteurs poussifs, gens qui marchent vite, d’autres qui ne vont nulle part. Un homme poussait un vélo chargé de bois. Un enfant vendait des babioles. Une femme, sur le trottoir, berçait un nourrisson.

Madagascar, indépendante depuis 1960, est une ancienne colonie française. À l’époque, l’histoire du pays se devinait, comme une ombre portée, dans les ruines discrètes de l’occupation : les écoles aux noms français, les bâtiments en ruine, la langue qui s’accrochait encore aux murs. Le français, langue officielle, était omniprésent, et il me semblait qu’à chaque coin de rue, ce passé se faisait sentir, sans qu’on en parlât vraiment. Les signes étaient là, silencieux, mais ils marquaient. Et en même temps, il y avait cette soif d’autonomie, de renaissance. Cette sensation étrange de vivre à la fois dans le passé et dans l’avenir.

Je laissai la fenêtre de ma chambre d’hôtel, entrouverte . Malgré la chaleur, je ne la refermai pas. Je voulais entendre la ville : les cris, les voix, les chants, les moteurs. Et laisser monter vers moi l’odeur de charbon, de fruits, de cuisine de rue.

Je pris du recul. J’observais. Déjà, quelque chose se dessinait — une forme de tension entre l’autonomie affirmée et les cicatrices d’un passé colonial pas si lointain. Je pensais à chez nous, aux communautés autochtones du Canada, aux réserves, aux écoles en bois, et à ces routes, infiniment inachevées. Ce sentiment d’avoir été relégué à la marge, et de devoir encore prouver sa légitimité.

Mais la vie, ici comme là-bas, ne se résume pas à la blessure.

Dans la rue, des enfants riaient, jouaient, se chamaillaient — même ceux qui dormaient dehors. Le soir, je laissais la fenêtre ouverte. Juste pour les entendre chanter. Leur voix, légères, traversaient l’air chaud comme des lucioles.

Les jours suivants, je me laissai porter par la ville, me perdant dans les ruelles, entre les quartiers, suivant le fil invisible des chemins qui se tissent sous mes pas.

Je tombais sur un coin de ruelle où un homme réparait une radio, des outils étalés autour de lui comme les pièces d’un puzzle. Plus loin, un marché éclatait de couleurs : grappes de fruits, épices en tourbillons, tissus comme des feux d’artifice figés.

Parfois, je m’éloignais. Loin du tumulte. Là où les murs de briques s’effaçaient pour laisser place aux rizières. Le bitume cédait, doucement, avalé par la terre.

Je longeai une rivière lente, trouble et silencieuse. Une pirogue attendait, amarrée à un tronc penché. Le pêcheur m’y fit monter sans un mot. Nous glissions sur l’eau brune, entre ciel bas et feuillages lourds. Sa pirogue en planche prenait l’eau. Il ne parlait pas, et moi non plus. J’avais l’impression que tout, autour de nous, était trop vaste pour être contenu dans des mots.

Sur l’autre rive, je m’installai à l’ombre d’un bananier. Je mangeai mon lunch — un morceau de pain, un fruit — dans le silence vibrant de la campagne. Ici, la nature semblait vivante, proche, apprivoisée depuis longtemps. Rizières, vergers, sentiers : tout portait la marque d’un usage ancien, attentif, humain. Une terre cultivée, façonnée par les siècles de paysannerie.

Cela me ramenait à nos terres du Nord, au Canada. Là aussi, des peuples y ont vécu pendant des millénaires, mais leur relation à la terre était différente. Elle était fondée sur l’écoute, la mobilité et une forme de respect du vivant qui semble avoir disparu ailleurs. Rien n’y était “dompté” au sens où on l’entend ici, et pourtant, tout y était habité. Deux façons d’exister avec la nature, sans jamais l’effacer.

D’un pas lent et mesuré, je poursuivis mon vagabondage. Un peu plus loin, je m’arrêtai devant une échoppe de barbier, un cube de tôle et de planches posé là comme par hasard. Un client, silencieux, se laissait faire sous les gestes précis du barbier, un sosie improbable de Morgan Freeman. Puis, je repris mon chemin.

En longeant un sentier bordé de rizières, je croisai une jeune femme. Elle portait un enfant dans les bras. Sa silhouette se découpait dans la lumière blanche du midi. Elle avançait lentement, et pourtant, sa démarche semblait défier la gravité. Une élégance brute, calme, presque souveraine. Comme si le poids de l’enfant ne comptait pas.

Je notais tout cela, oui — parfois dans mon carnet, parfois dans l’objectif, souvent dans le silence d’un regard. Non pas pour expliquer, mais pour garder trace. Pour mieux comprendre. Chaque image, chaque détail capté, m’aidait à revenir sur mes pas, à retrouver le fil d’une scène, d’un souffle, d’une lumière. 

Ce furent mes premiers pas à Madagascar. Et, sans que je le sache encore, mes premiers pas comme écrivain-voyageur. Mais plus qu’un projet, c’était une manière d’avancer — comme on marche, sans carte, au rythme du regard. Une démarche organique, guidée par l’instinct, où l’écriture se tient quelque part entre le journalisme narratif et la littérature de voyage.

Avec le temps, j’ai compris que ce n’étaient pas tant les lieux que je racontais, mais ce qui les traverse : les gestes, les visages, les traces de l’humain.

C’est peut-être là que, sans le chercher, j’ai commencé à devenir raconteur d’humanité.

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