À la rigueur de tous les temps - Partie IV
« Nous sommes arrivés à la conclusion que les sous-vêtements en laine avec une couche extérieure en fourrure ou en toile de coton, ou les deux - en fonction du temps - seront les meilleurs. (...) nous préférons les gilets en laine que Betty et Martha ont tricotés pour nous. Ils sont légers et doux et, surtout, merveilleusement chauds. Aucun d'entre nous ne voyagera sans eux. »
Roald Amundsen, 7 juillet 1911. Journal d’expédition en Antarctique.
Quatrième article d’une série sur les principes de thermorégulation appliqués aux voyages en territoires sauvages et sur les propriétés des différents matériaux de vêtements de plein air, incluant quelques déboulonnages de mythes.
(Vous trouverez la partie I ici , la partie II, ici et la partie III ici.)
La laine, on l’a vu dans la partie III, est une fibre merveilleuse. Par contre, un anorak primitif de laine lourde de style «bushcrafter» n’est peut-être pas un bon choix pour le voyageur en arrière-pays. Ils sont très populaires auprès des amateurs de «bushcraft» qui se déplacent peu, passent beaucoup de temps au campement et sont généralement en forêt que pour quelques heures, voire une nuit.
Il convient, ici, de faire une précision.
Chez nos voisins anglo-saxons, le bush est la forêt ou la brousse. Un peu comme quand mon grand-père « prenait l’bois ».
Le terme « Craft », quant à lui, se définit comme l'ensemble des compétences et des techniques requises pour une activité ou une profession particulière.
Alors on pourrait traduire bushcrafting comme « l’art de la forêt ». Tout comme certaine technique de survie, l’art de la forêt n’est qu’une série de compétences pour évoluer en régions sauvages. Le vagabond de la forêt a besoin d’avoir des compétences et le « bushcrafting » en fait partie.
Le bushcrafting ou l'art de la forêt, est un arsenal de savoir-faire pour vivre une connexion intime et harmonieuse avec la nature sauvage. L'anorak de laine épaisse peut être un vêtement intéressant mais dans un contexte particulier.
Malgré les grandes qualités de la laine, ces anoraks sont peu polyvalents, très lourds et souvent trop chaud, causant de la transpiration pendant l’effort soutenu de tirer un toboggan. Par grands froids, la quantité d’humidité s’y accumulant risque de geler dans les fibres avant de pouvoir être évacuée. Ce fut d’ailleurs une des erreurs des explorateurs anglais en Arctique et Antarctique. En effet, les caractéristiques intrinsèques de la laine deviennent des inconvénients lorsque le tissu feutré est trop épais et que les températures très froides justifieraient de pouvoir porter les anoraks de «bushcraft».
Roald Amundsen a d’ailleurs fait un autre choix pour ses couches de vêtements extérieurs lors de ses expéditions en Arctique et au pôle Sud. Bien qu’il ait opté pour des vêtements de laine de poids moyens pour les couches les plus près du corps et un coupe-vent de toile de coton par beau-temps, il a choisi le parka traditionnel inuit en peau et fourrure de caribou pour les couches externes par temps très froid. Et cela s’est avéré un choix judicieux comparativement à celui fait par Robert F. Scott dans leur course respective pour atteindre le pôle Sud. Scott avait non seulement misé sur un transport mécanique — peu fiable à l’époque — et sur des traîneaux autotractés générant énormément de chaleur et donc de l’humidité dans les vêtements, il avait aussi choisi des tissus de laine épaisse à la coupe ajustée pour ses couches de vêtement à l’allure très «British» en plus de refuser de porter des vêtements de fourrure. On connaît la suite; Amundsen, qui en plus d’avoir emprunté les vêtements des Inuit*, utilisait des chiens de traîneaux, est arrivé au Pôle Sud bien avant Scott et son équipe. Ces derniers, épuisés, affaiblis, affamés et frigorifiés, sont morts sur le chemin du retour vers la côte.
Roald Amundsen, plus grand explorateur polaire.
Habitant le cercle arctique depuis 4000 ans, les Inuit ont développé des vêtements spécialisés pour leur permettre de survivre aux hivers glacials. Mais ils s’organisent pour ne pas transpirer. Leurs vêtements ont un rapport isolation/masse très élevé, sont amples, fluides et l’isolation de la fourrure est plus aérée que dans un feutre de laine épaisse.
Les parkas de fourrures sont peut-être même ce qui a permis à notre espèce de survivre. Mark Collard, un professeur à l’université Simon Fraser, pense que les Néandertaliens, dont le corps robuste et les membres courts plus adaptés aux régions glaciaires que l’Homo Sapiens, ont disparu parce que, contrairement à ce dernier, ils n’avaient pas de vêtements spéciaux pour le froid. Avec ses étudiants diplômés, il a étudié les ossements d’animaux laissés sur des sites anciens habités par les premiers humains modernes et les Néandertaliens et a conclu que des animaux tels que les lapins, les renards, les loups et les carcajous étaient probablement utilisés comme source de fourrure, plutôt que comme nourriture, par les premiers humains modernes. Les aiguilles en os et d’autres indices trouvés sur les sites suggèrent également que les premiers humains modernes tannaient les peaux et créaient des vêtements adaptés à la saison froide, tandis que les Néandertaliens portaient, au mieux, des vêtements simples ressemblant à des capes.
Cela explique pourquoi, même si d’autres études ont révélé que le corps d’Homo Sapiens semblait être mieux adapté aux conditions tropicales, ils ont survécu aux Néandertaliens. En plus de protéger contre les engelures et l’hypothermie, les parkas auraient permis une plus grande variété de chasse et de cueillette et des séjours plus longs loin des campements, ce qui aurait augmenté les chances non seulement de survie, mais aussi de prospérité. Les Inuit ont raffiné le parka au cours des siècles suivants.
Trois Inuit de Kangiqsualujjuaq pendant un blizzard. Exemplaire de parka inuit. Deux Inuit sur le territoire. (photo inférieure droite de mon ami Félix St-Aubin)
Les vêtements d’hiver de la culture inuite portés lors de séjours prolongés à l’extérieur (c’est-à-dire pour la chasse ou les voyages) se composaient traditionnellement de deux couches de fourrure pour le haut et le bas du corps : parkas extérieure et intérieure pour le haut du corps, et pantalon extérieur et intérieur pour le bas. Les fourrures de caribou étaient couramment utilisées, les poils de «protection» creux de l’animal (poils grossiers constituant la couche supérieure de la fourrure) formant une couche isolante pour conserver la chaleur du corps. La fourrure était tournée vers le corps pour la couche intérieure et éloignée du corps pour la couche extérieure. Cette technique créait une poche d’air chaud isolante entre le vêtement et le corps.
Les vêtements d’hiver des hommes et des femmes sont similaires; seul le parka extérieur diffère. Le parka extérieur de la femme ( amauti) était adapté pour transporter les nourrissons et les jeunes enfants dans une pochette sur le dos. Contrairement au parka de l’homme ( qulittaq), l’amauti était fabriqué avec une fourrure plus fine pour faciliter les mouvements et avait également un plus grand capuchon.
Inuk de Kangiqsujuaq portant un enfant dans son Amauti
Si les matériaux des parkas ont changé au fil du temps, la science pour se tenir au chaud, elle, n’a pas changé. «Le système d’habillement traditionnel développé et utilisé par les Inuits est le vêtement pour temps froid le plus efficace mis au point à ce jour», conclut une étude publiée en 2004 dans Climate Research sur l’effet des collerettes de parka en fourrure des Inuit sur le transfert de chaleur du visage. L’étude a placé des capuchons de parka de style inuit — un capuchon avec collerette de fourrure et formant un tunnel autour de la figure — dans une soufflerie pour voir ce qui se passe sous des températures extrêmes. Dans le vent, la friction forme une collision de molécules à côté de la peau créant un microclimat qui isole la peau. L’étude a révélé que la fourrure naturelle est plus efficace que la fourrure synthétique pour créer ce microclimat, en modifiant la façon dont l’air circule sur le visage.
Aussi, le professeur George Havenith (Benchmarking functionality of historical cold weather clothing: Robert F. Scott, Roald Amundsen, George Mallory, G. Havenith, 2019), du centre de recherche en ergonomie environnementale de l’université de Loughborough, a effectué des tests comparatifs sur des répliques des vêtements utilisés lors de la course au pôle Sud de Roald Amundsen et Robert Falcon Scott en 1911-12. Havenith a comparé les propriétés isolantes des ensembles par des tests thermiques sur mannequin. Il a constaté que les vêtements de Scott, dont l’isolation reposait principalement sur la laine et un coupe-vent de toile de coton, offraient une résistance nettement moindre au refroidissement par convection (c’est-à-dire qu’ils étaient moins étanches au vent) et présentaient un rapport isolation/masse inférieur à celui des vêtements en fourrure d’Amundsen.
Il convient de noter que l’utilisation de l’ensemble de vêtements de Scott était associée à un coût énergétique plus élevé que celui d’Amundsen. Le rapport isolation/masse plus faible des vêtements de Scott signifie que lui et ses compagnons ont utilisé plus d’énergie pour porter les vêtements sur leur dos que les membres de l’équipe d’Amundsen. Les vêtements textiles de Scott étaient également plus rigides et plus volumineux que les vêtements souples en peau et en fourrure portés par l’équipe d’Amundsen. En d’autres termes, non seulement les déplacements sur le terrain avec les vêtements de Scott nécessitaient plus d’énergie, mais les mouvements de ces vêtements exigeaient également plus d’énergie.
Les parkas de style inuit emprisonnent la chaleur rayonnante à la fois entre les poils de caribou, ainsi qu’à l’intérieur des poils creux portés contre le corps. Par grand froid, un parka supplémentaire est porté côté fourrure. L’espace entre les deux parkas permet de capter un pourcentage encore plus important de la chaleur rayonnante du torse et de la tête.
Si les Inuit sont aussi à l’aise par temps froid, c’est parce que leurs vêtements ne sont pas conçus selon le principe européen de l’isolation du corps par de nombreuses couches de tissu ajustées à même le corps. Les vêtements inuits sont conçus pour capter et retenir l’air chaud. Les pantalons amples en fourrure s’adaptent parfaitement aux bottes. Aucun air froid ne peut remonter le long des jambes pour remplacer l’air réchauffé par le corps. Par-dessus le pantalon, l’Inuk porte un parka en fourrure étanche au vent, avec le côté peau à l’extérieur et sans ouverture sur le devant. Il est muni d’un capuchon et s’adapte parfaitement à son cou. Presque tout l’air qui a été réchauffé par son corps reste là où il a été réchauffé.
Lorsque l’Inuk a trop chaud, ce qui lui arrive fréquemment même par temps très froid, il desserre son parka au niveau du menton et laisse échapper une partie de sa chaleur. S’il doit affronter un blizzard à l’air libre, il retire ses bras des manches et les replie sur sa poitrine nue, comme autant de générateurs de chaleur supplémentaires.
«Mon expérience en Arctique m’a démontré qu’en action, une combinaison de différentes couches de vêtements en laine légère ou de poids moyens, amples plutôt qu’ajustées, ainsi qu’un coupe-vent laissant s’échapper l’humidité, sont très efficaces»
«Son capuchon en tunnel avec collerette de fourrure créant un microclimat autour du visage»
J’ai de moins en moins d’estime pour les anoraks de laine de style «bushcrafter» comme celui de Boreal Mountain Anorak dans un contexte de voyage en arrière-pays par temps très froid. Ils sont trop épais et ils sont trop perméables à l’air lors des températures qui justifient de les porter. Ils sont souvent saturés d’humidité qui se fige en glace.
C’est pour ces raisons et après avoir testé le port d’un anorak de laine épaisse par différentes températures et en situation de camping d’hiver, que je ne le porterai plus dans mes vagabondages par temps froid — ici je fais référence aux températures d’hiver que l’on retrouve dans la forêt boréale — même si, lorsque j’ai écrit l’article #3, j’avais encore l’intention de le tester davantage.
Mon expérience en Arctique - qui corrobore une autre recherche (J. Oakes, 1995) m’a démontré qu’en action, une combinaison de différentes couches de vêtements en laine légère ou de poids moyens, amples plutôt qu’ajustées, ainsi qu’un coupe-vent laissant s’échapper l’humidité, sont très efficaces. Mais lorsque le rythme de travail diminue ou lors des arrêts, l’utilisation d’un anorak de laine épaisse ne fait pas de sens et un parka polaire est de mise.
Si les vêtements en fourrure de caribou ne sont aujourd'hui pas une option pour un certain nombre de raisons, certains aspects de la conception de ces vêtements, affinés par des centaines et des milliers d'années d'utilisation par les inuit, sont à garder en tête quand vient le temps de planifier un voyage en arrière-pays par très grand froid. Pour ma part - et comme le suggère Garret Connover dans son livre «A snow Walker’s Companion» - je n’ai pas d’autres solutions que de revenir au bon vieux et robuste parka isolé. Comme son ancêtre en fourrure de caribou, Il est le vêtement de choix pour compléter ma garde-robe d’hiver. Son capuchon en tunnel avec collerette de fourrure créant un microclimat autour du visage, son rapport isolation/masse élevé, son tissu extérieur coupe-vent permettant de l’enfiler rapidement par-dessus les couches d’action, sa coupe très ample et l’ouverture au niveau du cou facilitant l’évaporation de l’humidité accumulée dans les couches internes, le rendent énormément plus efficace qu’un anorak de laine épaisse et dense.
«Les Anglais ont déclaré haut et fort que les skis et les chiens ne servaient à rien dans ces régions et que les vêtements en fourrure sont des cochonneries. Eh bien, nous verrons, nous verrons. (...) J'ai le droit d'être irrité et je veux montrer au monde que ce n'est pas un coup de chance qui nous a mené là où nous sommes, mais la connaissance et la compréhension de l'utilisation de ces équipements. Les vêtements en fourrure passeront certainement le test avec brio.»
Roald Amundsen, Journal d’expédition en Antarctique, 5 juillet 1911.
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* Le mot «Inuit» a été francisé. Par conséquent, il peut s’accorder selon le nombre : «un Inuit», «des Inuits». C’est un processus normal dans l’usage du français pour conserver une uniformité dans les règles et la façon d’écrire et d’accorder des mots. Ce mot a cependant une particularité dans sa langue d’origine : il est déjà au pluriel. En inuktitut on utilise plutôt «un Inuk», «des Inuit». Après un peu de recherche et de réflexion, J'ai décidé d’utiliser la grammaire inuktitut. Donc j'ai préféré écrire «un Inuk» et «des Inuit» (sans S). L’Office de la langue française reconnait cette forme originale du mot, mais recommande d’utiliser «un Inuit» et «des Inuits». C'est donc en toute connaissance de cause et pour faire connaître un peu l'Inuktitut, que j'ai décidé de ne pas suivre cette recommandation.
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