Le chef demeure, même dans le silence

Quand l’esprit se morcelle, mais que la présence et la dignité demeurent.

«Une personne meurt deux fois : une première fois lorsqu’elle nous quitte, et une seconde quand plus personne ne prononce son nom.»

- Vieux dicton

Il pleuvait. Les portes du manoir seigneurial Masson étaient grandes ouvertes. Les gens ont commencé à arriver, et peu à peu, le hall s’est rempli. Certains ne s’étaient pas vus depuis des décennies, mais tous étaient venus rendre hommage : à un parent, un ami, un collègue, un professeur.

Vers 15h30, alors que résonnaient les premières notes de Jammu Afrika d’Ismaël Lô, la foule s’est dirigée vers la vieille chapelle du collège où Jean-Pierre avait enseigné pendant près de vingt ans. À côté de sa photo trônait son sarrau blanc, suspendu à une patère de bois. La scène était majestueuse et profondément émouvante.

Ce n’était pas une cérémonie funéraire traditionnelle. C’était une célébration de sa vie, de son influence, de ce qu’il nous a transmis. La chapelle était pleine. On y retrouvait d’anciens collègues, des étudiants, sa « gang d’Afrique » — les survivants — et leurs enfants. Nathalie était très émue, mais également touchée de voir tant d’amour et de respect. On sentait que les gens n’avaient pas envie de partir. Comme souvent, c’est la gang d’Afrique qui est restée jusqu’à la fin.

Après la cérémonie, alors que les invités prenaient un goûter dans le salon bleu, je suis retourné seul dans la chapelle. Elle était vide et silencieuse. Son visage restait projeté à l’écran, et son sarrau, toujours accroché à la patère, semblait attendre. Attendre encore une dernière présence, un dernier mot.

Comme plusieurs me l'ont demandé, voici le texte que j'ai lu lors de la cérémonie:

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Jean-Pierre m’appelait souvent « le chef ». C’était affectueux, bon enfant — une forme de respect tranquille qu’il adressait à bien des gens autour de lui. Mais soyons honnêtes : le vrai chef, c’était lui.

Un chef à la camerounaise. Un homme respecté, consulté, reconnu pour sa sagesse, sa culture et son écoute. Un pilier. Un repère. Un être à qui l’on pose des questions et qui prend le temps de réfléchir avant de répondre.

Dans plusieurs sociétés africaines, le chef n’est pas celui qui commande. C’est celui qui inspire. Celui qui pense pour la communauté. Celui qui veille au savoir, à la mémoire, à la transmission.

Jean-Pierre portait ce rôle avec une noblesse tranquille. À sa façon. Il avait ce regard large sur le monde, cette curiosité insatiable, une culture immense — qu’il ne cherchait jamais à imposer. Il la partageait doucement, au détour d’un repas, d’une discussion, ou d’un livre laissé sur la table.

Beaucoup d’entre vous ont reçu des lettres ou des courriels de sa part. Vous savez comment un simple détail de conversation pouvait allumer chez lui une réflexion, un message rempli de références et de profondeur. C’était ça, Jean-Pierre. Un chef dans sa manière d’être, dans sa façon de traverser le monde avec calme, curiosité, et générosité.

Il n’était pas en quête de prestige, même s’il était fier de son parcours. Il était en quête de sens. Il voulait comprendre. Et il voulait partager ce qu’il comprenait. Sa passion pour la science, l’histoire, la complexité du réel, animait son quotidien.

Et c’est justement ce qui rend la suite si tragique… mais aussi si admirable.

La maladie d’Alzheimer, cette atteinte du cerveau, s’en est prise à ce qu’il avait de plus précieux (après sa fille Nathalie, bien sûr) : sa mémoire, son esprit, sa capacité à transmettre.

Contrairement à ce qu’on croit souvent, l’Alzheimer n’est pas seulement une perte de mémoire. C’est une maladie cognitive, dégénérative, qui altère progressivement la capacité à raisonner, à communiquer, à s’orienter, à faire des liens. 

Elle dérobe aussi le savoir-faire des gestes du quotidien — ce qu’on croyait ancré à jamais dans le corps. C’est comme si un système de classement mental perdait ses étiquettes, voyait ses tiroirs se fermer, disparaître… ou se ranger au mauvais endroit.

Elle avance en silence, comme un brouillard qui s’installe doucement dans une maison pleine de lumière. Ce brouillard ne se présente jamais de la même façon : parfois brutal, parfois discret. Chez Jean-Pierre, ce n’était pas linéaire. La maladie s’est glissée dans ses mots. Un mot mal choisi, une phrase embrouillée, une idée reprise.

Il ne perdait pas toujours les souvenirs récents en premier, comme c’est souvent le cas. Chez lui, les oublis arrivaient par fragments, de manière imprévisible. Il oubliait un détail qui le liait à quelqu’un, mais en conservait un autre, tout aussi significatif. 

C’était désarmant, et parfois bouleversant, mais aussi profondément humain.

Et comme il était si vif d’esprit, il a longtemps su dissimuler ce déclin. Il compensait. Il improvisait. Il souriait, changeait de sujet — avec malice. C’était du grand art.

Jean-Pierre est resté dans sa maison, fidèle à ses repères : ses manies, ses horaires, son chat, ses livres, ses voisins, ses souvenirs d’Afrique. Mais ce ne fut pas simple. Il a fallu jongler avec un système qui, trop souvent, est conçu pour prendre soin de lui-même. Pas des soignants. Et encore moins des soignés.

Il nous a fallu faire des acrobaties, de la créativité, de la ténacité, pour bâtir autour de lui un filet de sécurité. Un filet solide, mais pas trop envahissant. Un filet respectueux. Un filet d’amour.

Il a accepté cette aide sans grande résistance. Peut-être parce qu’il sentait qu’on respectait son autonomie. Peut-être parce qu’il restait le maître de sa maison. Ou peut-être parce qu’en lui subsistait encore ce désir d’apprendre, d’échanger, d’être présent, même si ses capacités s’effilochaient.

Ce qui est sans doute le plus touchant, c’est que la maladie ne l’a jamais complètement transformé. Il restait Jean-Pierre. Plus lent. Parfois ailleurs. Mais encore lui. Il voulait comprendre. Il posait encore des questions. Il nous a reconnus jusqu’à la fin.

Il avait besoin de nous. Même s’il se répétait. Même si son discours devenait décousu. Il avait besoin de cette humanité partagée. De cette présence rassurante. Et c’est ça qui a rendu son parcours plus doux.

L’accompagner, c’était lui offrir sa dignité. C’était peut-être aussi apaiser son anxiété. L’empêcher de s’effacer dans la solitude comme c'est souvent le cas pour les gens atteints d'Alzheimer.

Quand il a quitté sa maison pour l’hôpital, ce n’est pas l’Alzheimer qui en a été la cause. Il portait une sonde urinaire en permanence. En février, une procédure de changement a mal tourné. Il devenait difficile, pour lui, de comprendre, de collaborer. Il y a eu un saignement. Il a dû être transféré à l’hôpital.

Et là, je crois qu’une partie de lui a compris qu’il ne reviendrait plus chez lui. Dans la dignité qui lui restait, il a décidé de s’effacer. De nous laisser.

Nous l’avons accompagné jusqu’à son dernier souffle.

Et aujourd’hui, alors que nous lui disons au revoir, je pense à ce proverbe africain qu’il aurait sûrement aimé :

« Le chef ne meurt pas. Il devient une voix dans le vent. »

Jean-Pierre, tu es cette voix.

Une voix qui murmure encore dans nos souvenirs,

dans nos gestes,

dans ce que tu nous as transmis.

Et nous, aujourd’hui…

on t’écoute encore.

Épilogue

Jean-Pierre fut un passeur.

À ceux qui l’ont croisé, il a légué. Et il a aussi légué à ceux qui ne l’ont pas connu, à travers nous.

Dans nos gestes, nos choix, nos façons d’écouter ou de transmettre,

il continue de vivre.

Sa voix devient écho.

Et c’est ainsi qu’il demeure : présent, même dans le silence.

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